"Celui qui avale une âme..."
Surtout connu en Occident à partir de sa trilogie Ningen no joken et de Seppuku, le réalisateur Masaki Kobayashi change de registre en adaptant à l'écran quatre des nouvelles ou courtes histoires de Yakumo Koizumi, alias Patrick Lafcadio Hearn, publiées en 1903, soit un an avant sa mort, sous le titre "Kwaidan: Stories and Studies of Strange Things"*.
Etrange parcours que celui de ce fils borgne d'un chirurgien irlandais
de l'armée britannique marié à une ressortissante grecque, journaliste
parti s'installer au Japon en 1890 et épouser la fille d'un samouraï. Si
la plupart des récits de son ouvrage fantastique sont tirés de contes
nippons, eux mêmes souvent inspirés de légendes chinoises, l'influence "gothique" n'est pas tout à fait absente, laissant entrevoir l'affection de Hearn pour ses prédécesseurs Nerval, Théophile Gautier et Maupassant. Kobayashi, tout en respectant l'esprit de l'auteur, a sublimé l'œuvre par sa mise en scène. Le cinéaste reçut, après Seppuku, son second "Prix spécial du jury" cannois ; le film fut également sélectionné aux Academy Awards.
Les cheveux noirs :
un jeune samouraï de Kyoto, appauvri par la ruine de son maître,
abandonne sa femme et part au loin épouser la fille d'un grand
dignitaire. Mais bientôt taraudé par le remords, hanté par le souvenir
de sa première épouse et déçu par son nouveau mariage, il délaisse ses
devoirs conjugaux. Lorsque son service arrive à son terme, il retourne à
Kyoto pour retrouver celle qu'il aime et tenter de réparer sa faute. La femme des neiges : Près d'un village de Musashi, deux bûcherons, le vieux Mosaku et son apprenti Minokichi,
sont surpris par une tempête dans la forêt. Ils se réfugient dans une
cabane. Au matin, une étrange femme fait son apparition. Elle tue Mosaku
par son souffle glacé mais, attendrie par sa jeunesse et séduite par sa
beauté, elle épargne le second à la condition qu'il ne révèle pas ce
qu'il a vu.
Histoire de Hoïchi sans oreilles : le jeune novice aveugle Hoïchi
est laissé seul, à la nuit tombée, dans le temple dédié à la mémoire
des vaincus de la bataille finale de Dan-no-ura entre les clans Heiké et
Genji. Il reçoit la visite d'un guerrier dont le maître désire entendre
l'épopée en vingt-quatre chants des Heiké par Hoïchi
s'accompagnant au biwa. Le guerrier renouvelle sa visite le lendemain et
les jours suivants. La santé du jeune homme se détériore et son
entourage s'inquiète de ses absences nocturnes. Un soir d'orage, il est
suivi par des serviteurs du temple et retrouvé au milieu d'un cimetière.
Pour le protéger des esprits, le texte du soutra est recopié sur toutes
les parties de son corps. Toutes ? Dans un bol de thé : pendant que son maître, le seigneur Nakagawa de Sado, fait étape dans le temple Hongo à Edo, Kannai,
un de ses samouraïs, cherchant à se désaltérer, aperçoit à plusieurs
reprises le visage d'un homme dans son bol de thé. La nuit même, alors
qu'il est en faction, il reçoit la visite de l'homme en question qui
disparaît à travers le mur lorsqu'il est attaqué par le samouraï. La
nuit suivante, trois hommes se présentent chez lui, l'informant de la
blessure infligée la veille à leur maître et annonçant sa prochaine
vengeance avant de se volatiliser à leur tour.
Avec sa mise en scène théâtrale (tournage en studio, à part quelques brèves séquences dans les deux derniers segments) et surréaliste (en particulier "La femme des neiges" avec ses superbes décors peints aux couleurs éclatantes), Kaidan est un chef-d'œuvre fantastique à tous les sens du terme. Il porte le genre à un niveau artistique que Roger Corman ou Edgar G. Ulmer n'ont même pas rêvé atteindre à partir des pourtant remarquables nouvelles d'Edgar Allan Poe. Comme chez l'auteur des "Histoires extraordinaires", décédé quelques mois avant la naissance de Lafcadio Hearn, c'est l'envoûtement et la poésie plus que la peur qui sont visés, équation parfaitement comprise et résolue par Kobayashi.
Les quatre segments ne sont, bien sûr, pas égaux en qualité. Le
premier, assez classique, séduit mais ne surprend pas et le dernier est
trop court pour parvenir à installer une atmosphère "palpable". "La femme des neiges" (auquel Yume de Kurosawa n'est pas étranger) et l'"Histoire de Hoïchi sans oreilles" constituent donc les pièces maîtresses du film dont les qualités formelles sont confortées par le score de Tôru Takemitsu et par les interprétations de Tatsuya Nakadai et Tetsuro Tamba (déjà présents dans Seppuku) ainsi que celle de Keiko Kishi (vue chez Ozu et Ichikawa). Kaidan fut, avec Jôi-uchi, le chant du cygne du réalisateur qui ne tourna plus rien de réellement significatif jusqu'à la fin de sa carrière.
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*trois ans après Kaidan sortait Kaidan yukionna de Tokuzo Tanaka, un des réalisateur de la série Zatôichi, dont le scénario reprend l'intrigue de "Yuki-Onna (la femme des neiges)".
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