lundi 29 août 2005

Khakestar-o-khak (terre et cendres)


"J'avais oublié à quoi je ressemblais."

Certains lieux sont des décors spontanés de tragédies. L'Afghanistan est de ceux-là. Mainte fois occupé depuis l'Antiquité, son histoire est particulièrement mouvementée. A partir de 1973, année qui mettait fin à quarante ans d'une rare stabilité dans le pays, ce carrefour de l'Asie Centrale est le théâtre de conflits avec l'étranger et de luttes intestines. Le kaboulais naturalisé français Atiq Rahimi pouvait-il trouver meilleur cadre (si l'on peut dire) pour son premier film, adaptation de son roman publié en 2000 ? Produit par Dimitri de Clercq et parrainé par Bernard-Henri Lévy (l'association n'a rien d'étonnant puisque, outre Serbie, année zéro, de Clercq apparaît également au générique de plusieurs films avec Arielle Dombasle), l'intéressant Khakestar-o-khak, après Osama, permet au cinéma afghan d'être à nouveau présent au plan international. Il avait d'ailleurs été choisi par son pays pour être son représentant aux "Oscars" 2004 dans la catégorie "meilleur film étranger" (sa candidature n'avait finalement pas été retenue par l'A.M.P.A.S.). Sélectionné à Cannes l'année dernière dans la section "Un Certain regard", il a reçu le prix "Regard vers l'avenir" décerné à un premier long métrage.
Après le bombardement d'Abqol, son village, et la perte de la presque totalité de sa famille, Dastaguir et son petit-fils Yassin, devenu sourd par les explosions, se rendent par la route sur un pont au dessus d'une rivière asséchée, lieu de jonction leur permettant d'aller vers la mine où travaille Mourad, le fils du vieil homme et le père du jeune garçon. Ayant raté le camion qui doit les y conduire, ils vont à Tchel Sarâ également en grande partie détruit. Amro, le père de Zaynab , la bru de Dastaguir, vient d'enterrer tous les siens. De retour sur le pont fréquenté par un oiseux et irascible garde-barrière, un marchand de fruits philosophe et une mère et sa fille s'abritant à l'ombre d'un tank détruit, Dastaguir attend le prochain passage du camion tout en redoutant d'annoncer la terrible nouvelle dont il est porteur à son fils.
Dans sa grande épuration (terme ô combien délicat) et son apparente simplicité, le film d'Atiq Rahimi est une œuvre forte et touchante. Probablement parce que le malheur vécu par Dastaguir, au delà de sa dimension métaphorique du drame afghan, a une portée universelle. Il est d'ailleurs étrange de constater à quel point ce naturaliste, cette pureté lui confère une certaine abstraction. Récit, hélas, élémentaire dans un contexte qui ne l'est pas, belle parabole sur l'absence et la perte, Khakestar-o-khak ne doit pas, semble-t-il, être regardé comme une production exotique porteuse d'un message politique localisé. C'est l'Homme et ses générations (voir le mythe de Rostam et de son fils Sohrab) qui sont au centre du film, pas moins. Soulignons la jolie variation sur le couple surdité-mutisme (avec cette image des voix volées par les chars), la belle photographie d'Eric Guichard (Latcho Drom, Les Diables) et la solide prestation d'acteurs non-professionnels parmi lesquels celle de l'étonnant jeune Jawan Mard et celle d'Abdul Ghani, décédé après le tournage. 

Trois femmes un soir d'été


"Je ne sais pas mentir... Je ne sais pas faire semblant."

La tradition des sagas télévisée estivales est, depuis 1989, respectée. Cette année, direction l'ouest, breton pour la première chaîne, gascon, et plus précisément armagnacois pour France 2 avec Trois femmes... un soir d'été. Après le mystérieux Miroir de l'eau, la chaîne publique mise cette fois sur une classique intrigue meurtrière. Mais, que ceux qui n'ont pas encore vu les premiers épisodes de cette courte série se rassurent, les sombres secrets de familles et de paternité, à l'origine des succès précédents, y trouvent bien leur place. Une partie de l'équipe de production et de scénaristes d'Un Eté de canicule rempile, de même que son réalisateur, son chef-opérateur, son couple de compositeurs et Anthony Delon. Agathe De La Boulaye, que l'on avait vue en 2002 et 2004 respectivement dans L'Eté rouge (où elle partageait déjà l'affiche avec Guy Marchand) et L'Enfant de l'aube sur la chaîne concurrente, remplace Cristiana Réali pour séduire et convaincre, cette année, les téléspectateurs.
Peu après avoir reçu la désagréable visite d'une mystérieuse Isabelle, Jean-Luc Mallet, le maire de Condor, une petite ville du Gers, est retrouvé mort dans une fontaine un soir de fête. Le capitaine Julie Leroy du SRPJ de Toulouse est désignée à sa demande par le procureur David Rousseau, son amant, pour mener l'enquête. Parmi les suspects figurent Lucien Sauveterre, premier adjoint au maire et président du club de rugby local avec lequel Mallet a eu une altercation juste avant son meurtre et Michel Auvignon, un agent immobilier qui se révèle être l'amant de l'épouse de la victime. Dans le même temps, Yvonne Sauveterre, la femme du frère de Lucien, Virgil, décède, laissant une lettre, qui ne lui est finalement pas remise, à sa fille, la restauratrice Cathy Layrac, mise au ban de sa famille. Cette dernière hérite néanmoins de "La Chartreuse", une belle propriété à l'abandon, lieu de souvenirs d'enfance, convoitée par Monique, alias Belinda Sauveterre, la femme de Bruno Sauveterre, le fils de Virgil*. Julie Leroy, adoptée à sa naissance, profite de sa présence à Condor pour interroger Louise Bonnier, retraitée de la D.A.S.S. et cartomancienne à ses heures, qui connaît l'identité de sa mère mais refuse cependant de la lui révéler. Bientôt, Olivier Marquez, recueilli par les Sauveterre et considéré comme un membre de la famille à part entière, est assassiné, asphyxié par enfermement dans une cuve de l'exploitation vinicole. Le docteur Mathias Auvignon, le petit-fils de Louise Bonnier et dont la femme a été tuée dans un accident de la route par Marquez, est le coupable idéal. Le problème est que le capitaine Leroy en est secrètement amoureuse.
Qui a dit que le polar était un genre exclusivement urbain ? Pas les auteurs de cette série en quatre épisodes (d'environ quatre-vingt dix minutes), c'est une certitude. Il est vrai qu'il est de tradition nationale, chez les diffuseurs, d'offrir aux téléspectateurs estivaux quelques aspects des charmes du terroir français. Mais terroir rime-t-il toujours avec saveur ? Ou, pour poser la question différemment, Trois femmes... un soir d'été est-elle une série-fermière ? Sans conteste digeste, et prenant quelques risques narratifs, elle manque toutefois un peu de sapidité. Plus que les longueurs, habituelles dans les œuvres de ce type, ce sont les maladresses scénaristiques ou dans les dialogues qui handicapent le "produit". Le dernier volet, en particulier, pourtant crucial, manque cruellement d'intérêt et de tenue.
L'expérimentée Agathe De La Boulaye, notamment à la télévision, semble mal à l'aise, ne parvenant pas à rendre réellement crédible son personnage de capitaine de police pète-sec, affublé d'un rictus permanent dont on ne sait s'il s'agit d'un sourire ou d'une grimace. Ce sont les interprétations de Fanny Cottençon, du massif et sensible Jean-Claude Drouot et de Nathalie Richard(que l'on apercevra bientôt dans le dernier film de Haneke) qui emportent l'adhésion. Quant à Anthony Delon, son jeu est de plus en plus proche de celui de son auguste père (un compliment ?). Enfin, signalons pour conclure la présence inattendue, dans la bande musicale, de la chanson "Porque te vas" qui rythmait le Cria cuervos de Carlos Saura.
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*vous suivez toujours ?!!

mardi 23 août 2005

Smoking Room


"Ce n'est qu'une fiction."

Pour leur premier film, le duo de réalisateurs espagnols Gual-Wallovits n'a pas choisi la facilité. Smoking Room est, en effet, sous des airs de comédie dramatique, avant tout une critique sociale. L'un comme l'autre ont, avant de se tourner vers le cinéma, collaboré à des agences de publicité. Leur film ressemble, par certains aspects (certains seulement), à un documentaire d'entreprise. Mais les relations de travail y sont dépeintes, même si elles sont un peu caricaturées, avec une véracité que l'on ne trouve pas dans ce type de mises en scène propagandistes. Il serait, d'ailleurs, intéressant d'interroger les cinéastes sur la part de leur expérience utilisée dans l'écriture du scénario. Quoiqu'il en soit, et contrairement à ce qu'il tend à souligner, Smoking Room est une preuve manifeste que l'on peut réussir à mener à bien une œuvre à direction collective. Récompensé au Festival du cinéma espagnol de Málaga 2002, le film a permis à ses auteurs d'être distingués "meilleurs nouveaux réalisateurs" à la cérémonie des "Goya" 2003.
Le groupe américain auquel appartient la société espagnole dont Armero est le directeur vient de changer de patron. Une interdiction de fumer dans les locaux est décrétée, obligeant les employés à aller s'en griller une dans la rue ou sur le toit du bâtiment. Le comptable Ernesto Ramírez est de ceux là et il peste contre cette décision absurde l'obligeant à subir le froid pendant la pause cigarette. Il décide alors de lancer une pétition auprès de ses vingt collègues fumeurs pour la création d'un fumoir. Le succès n'est pas au rendez-vous. Certains attendent une promotion qu'ils ne veulent pas compromettre ou redoutent, tout simplement, de déplaire à la direction, d'autres s'interrogent sur les motivations réelles qui ont poussé Ramírez à prendre cette initiative. Les tensions, sous-jacentes, dans l'entreprise vont s'en trouver exacerbées.
Intimiste, reposant essentiellement sur ses dialogues, Smoking Room ne s'inscrit, bien sûr, pas dans la lignée des Classe operaia va in paradiso ou Czlowiek Z Marmuru. Les temps ont changé depuis les années 1970, les entreprises aussi. En mieux ? Pas toujours, et c'est probablement ce que souhaitent mettre en évidence Roger Gual et Julio D. Wallovits avec leur film. A partir d'un événement anecdotique, aisément résoluble*, vont se révéler la complexité d'une organisation (dans laquelle on travaille, finalement, très peu !), notamment le maintien de sa cohé(rence)sion, la résistance au changement, la difficulté de surmonter l'échec, et, de manière plus primaire, le sens même du travail et les antagonismes latents, objectifs ou non. Il n'est pas anodin d'entendre le mot "conjonction" dans l'un des nombreux dialogues (au sens premier du terme) puisque l'une de ses significations, rare, est synonyme d'apparence. Et si le travail en société n'était qu'une tentative, plus ou moins adroite, de sauver les apparences** ? Pour apprécier Smoking Room, il faut être patient, écouter plus que voir (les sous-titres sont parfois en retard par rapport aux répliques ou approximatifs). Mais le spectateur trouve matière à alimenter sa relative attente soit dans les citations souvent drôles (en particulier une référence à Alien: Resurrection), voire absurdes, soit dans le traitement original du film, l'utilisation de longues focales qui nous place au plus près des protagonistes, le peu de soin apparent accordé au cadrage ou à l'image, soit encore dans la prestation des acteurs.
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*la persistance à revenir dans le local cafétéria jouxtant une mystérieuse pièce close est, à ce titre, malicieuse.
**je vous laisse réfléchir à cette épineuse problématique... je relève les copies dans deux heures !

Backbeat


"Time to go home."

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Six ans avant de tourner K-PAX, qui reste à ce jour le meilleur de ses cinq films, le britannique Iain Softley consacrait son premier long métrage* aux débuts du groupe mythique The Beatles. Des photos d'Astrid Kirchherr, découvertes par le cinéaste dix ans plus tôt, sont à l'origine du projet. Produit par Stephen Woolley (le fidèle partenaire du réalisateur irlandais Neil Jordan), Backbeat souligne en particulier l'amitié singulière entre John Lennon et le cinquième Beatles égaré, Stuart 'Stu' Sutcliffe, ainsi que le tragique destin de ce dernier. A la fois biographie et fiction, le film s'accorde en effet quelques libertés par rapport aux faits désormais historiques mais il offre une alternative au Birth of the Beatles (1979) de Richard Marquand centré lui aussi sur ce que les musicologues autorisés appellent "La période Hambourg" du quintette de rock devenu quatuor.
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1960 à Liverpool. John Lennon et Stuart Sutcliffe sont deux amis faisant les quatre cents coups dans les pubs de cette ville portuaire du Merseyside. Une rivalité naturelle et fraternelle oppose et réunit le baratineur éhonté et l'apprenti peintre. Grâce à la vente inespérée de l'une de ses toiles, Stuart peut s'acheter une guitare et rejoindre la formation de son acolyte en partance pour Hambourg. Là, le groupe (Lennon, Paul McCartney, George Harrison à la guitare, Sutcliffe à la basse et Pete Best à la batterie) se produit au "Kaiser Keller", une minable boite de strip-tease du Reeperbahn puis au réputé "Top Ten". Pendant leur séjour dans la ville natale de Brahms, Stuart rencontre la photographe et intellectuelle d'avant-garde Astrid Kirchherr. Les deux jeunes gens s'éprennent l'un de l'autre, au grand dam, pour des raisons complexes, de John. Le groupe est bientôt expulsé d'Allemagne parce que George est encore mineur avant d'y revenir, l'année suivante. Cette fois, Stuart décide de rester avec Astrid et d'abandonner la musique pour la peinture.
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Sorti la même année que la biographie "Backbeat - Stuart Sutcliffe: The Lost Beatle" signé Alan Clayson (déjà auteur d'ouvrages sur G. Harrison et R. Starr) et Pauline Sutcliffe (la jeune sœur de Stu), le film de Iain Softley revient donc sur cette période peu connue qui a précédé la révélation et la fabuleuse ascension des Beatles (il est, au passage, amusant de noter que ce nom n'est jamais prononcé et n'apparaît nulle part dans le film). Au delà du drame singulier autour du personnage de Stuart Sutcliffe, en particulier de ce choix, a posteriori insensé, qui l'a empêché de participer** à l'une des plus belles pages de l'histoire du rock et de la musique en général, c'est aux fondations d'un mythe que nous fait assister Softley. La personnalité contrastée de l'écorché vif Lennon, sa relation ambiguë avec son camarade du Liverpool ArtCollege, les tensions au sein du groupe, notamment la volonté de McCartney de remplacer Sutcliffe à la basse en raison des limites musicales de ce dernier, la rencontre inopinée avec Ringo Starr, le futur batteur du groupe, l'origine de la coupe de cheveux de ses membres qui a façonné son image initiale nous sont relatés avec simplicité et sans aucune tentation hagiographique.
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La réalisation est, dans l'ensemble, de belle facture et le rythme assez tonique. Le casting est solide, emmené par un (natif de Liverpool) Ian Hart qui avait déjà tenu le rôle de Lennon dans The Hours and Times de Christopher Münch et par (la bavaroise de naissance) Sheryl Lee. En voyant Backbeat, on se dit que the Quarrymen devenu The (Silver) Beatles n'aurait peut-être pas résisté à la présence de deux fortes personnalités charismatiques telles que Lennon et Sutcliffe. Mais on ne refait pas l'histoire !
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*après avoir réalisé des films publicitaires et des clips vidéo.
**son décès précoce ne lui a même pas permis d'assister au succès de ses anciens partenaires. Son visage apparaît néanmoins sur la pochette de "Sgt. Pepper".