mercredi 31 décembre 2014

Badlands (la balade sauvage)

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"Think they'll take that into consideration?"

Est-ce sous l'influence implicite de son mentor Arthur Penn choisit pour son premier long métrage de relater la virée erratique et criminelle d'un jeune couple. Le cinéaste alors presque trentenaire, élevé au Texas et dans l'Oklahoma, s'inspire librement d'individus réels1. Mais il teinte ce drame d'un étonnant lyrisme, à la fois morbide et poétique, parvenant ainsi à transmuter un sordide fait divers en une œuvre véritablement distinctive. En grande partie grâce au travail photographique opéré sur Badlands, mais aussi à l'audacieuse sélection de titres composant la bande musicale. La présentation initiale des personnages est brève : celle d'Holly Sargis se fait sur le mode de la perte, du déracinement et d'une relative inertie ; celle de Kit Carruthers est, à l'inverse, effectuée dans l'identification, l'ancrage et l'action. Délaissée par son père, l'adolescente renoue avec l'existence grâce à l'intérêt de jeune homme ; viré de son job, celui-ci (re)trouve l'estime de soi auprès d'une créature romanesque, sensible à son charme (jamesdeanien) et le sortant de sa condition subalterne.
Deux éléments du film surprennent particulièrement. D'abord le détachement presque total qui caractérise Kit, y compris dans son lien (présumé) amoureux à Holly. Aucune émotion, pas même un classique sentiment de révolte ou de rage, ne semble l'affecter, juste une sorte d'aigreur informe et insoluble. L'épisodique narration en voix-off d'Holly propose ensuite un point de vue où se mêlent étrangement complicité et distance. Il faut aussi s'interroger sur la signification du titre original. Les territoires (du Dakota du Sud vers le Montana) pourraient-ils porter une part de responsabilité dans l'infantile, déraisonnable et nuisible déviance du duo en fuite ou, pour l'exprimer autrement,  a-t-il ainsi voulu avancer une plausible circonstance atténuante à leur culpabilité ?
Le cinéaste privilégie une tonalité en ombre plus qu'en clarté, le calme à l'excitation ou au spectaculaire. Badlands se démarque d'ailleurs catégoriquement des productions comparables, tels The Sugarland Express de  sorti l'année suivante ou le plus tardif Natural Born Killers de Quentin Tarantino et Oliver Stone. Une singularité renforcée par la judicieuse association de l'expérimenté 2 avec la quasi débutante  (dans son deuxième rôle crédité au cinéma) sur laquelle se focalise le film. Les acteurs secondaires (, déjà présent dans le court métrage de fin d'études à l'American Film Institute réalisé en 1969 par , et ) ne disposent, en effet, que d'une place limitée dans le script. Film de clôture du 11e Festival de New York3Badlands est entré en 1993 au National Film Registry.
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1. Charles Starkweather et Caril Ann Fugate, auteur et complice de onze meurtres entre novembre 1957 et janvier 1958.
2. âgé de trente-deux ans au moment du tournage, soit dix de plus que son personnage, et pourtant totalement crédible. Don Johnson avait été auditionné pour le rôle.
3. où, selon certains avis, il aurait quelque peu éclipsé le Mean Street de son aîné (d'un an) .




lundi 29 décembre 2014

Liliom

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"... Sans vous faire aucun mal."

L'interdiction, décrétée par le ministre nazi de la propagande, de Das Testament des Dr. Mabuse (dont une version en français a été simultanément tournée) offre à  l'un des motifs décisifs pour quitter son pays. En France où il est également exilé, le producteur Erich Pommer lui propose de réaliser un nouveau film. Pour ce qui sera leur ultime collaboration, le choix se porte sur une adaptation de "Liliom", la pièce du Hongrois Ferenc Molnár créée à Budapest en 1909.  ne connaît vraisemblablement pas la toute première version, muette et inachevée, dirigée en 1919 par un compatriote de l'auteur, Kertész Mihály (mieux connu ensuite sous le pseudonyme de ). Il a en revanche peut-être vu ou, au moins, appris l'existence de celle tournée en 1930 par  pour la Fox (voir article). Produit par la filiale européenne du studio, Liliom s'en distingue assez sensiblement. Le personnage façonné par  apparaît en effet, et cela ne surprend pas, bien moins résigné, candide, désincarné (éthéré) que le précédent. Ecrit par le Berlinois Robert Liebmann (notamment co-adaptateur de Der blaue Engel) et dialogué par le Français Bernard Zimmer, le scénario ne peut cependant dissimuler l'influence exercée par le réalisateur. Et s'il peut, a priori, sembler une œuvre un peu atypique dans la carrière du cinéaste, ce conte à la fois moral, social et surnaturel porte en lui certains de ses récurrents thèmes de prédilection (violence, injustice, fatalité).
Voir , qui ne cachait pas son agnosticisme, amené à illustrer l'au-delà constitue néanmoins une des cocasseries de cette unique production française. L'ancien époux de Thea von Harbou, avec laquelle il avait emmené une femme sur la lune, le fait évidemment avec recul et ironie, s'amusant par exemple à dépeindre une administration céleste au moins aussi tatillonne et mal outillée que la terrestre. L'égoïsme et la lâcheté (suicidaire) du Liliom de  avaient une capacité rédemptrice ; chez , sans pouvoir être altérés par le regret ou le remord, ils sont même incapacitants ("c'est moi qui voudrait vous donner quelque chose... de beau... de très beau"). Sous contrat depuis cinq ans avec la MGM* pour laquelle il avait tourné plusieurs films,  obtient avec Liliom l'un des meilleurs et plus inhabituels rôles de sa carrière. Le contraste apporté avec une délicate justesse par  se révèle assez époustouflant. La jeune comédienne belge, à l'époque membre de la troupe de Louis Jouvet, est assurément le joyau de ce drame .  et  réussissent à s'extraire de l'ombre où est plongé le reste d'une distribution où apparaissent toutefois  et . Il faut enfin souligner la qualité des éclairages et de la photographie** du Polonais Rudolf Mayer alias Rudolph Maté (dont le travail auprès de Carl Theodor Dreyer avait déjà été remarqué) sur le point, comme , de s'envoler vers les Etats-Unis.
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*probable explication de la présence à Paris de David O. Selznick, qui venait de faire son retour au studio. Celui-ci profita de sa rencontre avec  pour l'inciter à se rendre à Hollywood.
**autant que le médiocre niveau technique de l'édition vidéo nous permette d'en juger !




dimanche 28 décembre 2014

The Girl in the Park (la fille dans le parc)

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Le charme lié à la présence de  et  n'opère... que sur l'affiche (ou la jaquette). L'unique film réalisé par , auteur de la pièce Proof, se révèle en effet très faible sur les plans narratif et cinématographique. D'insupportables longueurs rendent en particulier cette histoire de détresse et de compensation psychologiques consécutives à une disparition d'enfant pénible à regarder. Un conseil : optez plutôt pour Gone Baby Gone, sorti également en 2007.



Cool Hand Luke (luke la main froide)

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"... I guess you're a hard case too."

Le deuxième film réalisé (en solo) pour le cinéma par  me donne l'occasion de souligner la forte relativité de la notion1 de "chef-d'œuvre". Cette adaptation de son premier roman (en partie autobiographique, publié en 1965) par , secondé par l'expérimenté cinéaste , est assurément la plus connue et vantée des réalisations du New-yorkais, dont la carrière, rappelons-le, a surtout été accomplie avec un certain talent pour la télévision. Considéré isolément, Cool Hand Luke possède d'incontestables atouts, sa distribution étant le plus notable. Mais il ne peut rivaliser, tant sur le plan de l'intérêt intellectuel qu'à celui des qualités artistiques, avec les références de la catégorie (auxquelles I Am a Fugitive from a Chain Gang de Mervyn LeRoy a longtemps servi de modèle).
Les symboliques christiques, la figuration de l'insoumission (non-conformisme ?) et de l'entrave accentuées par l'adaptation, le thème de l'incapacité à communiquer, dont on cerne d'ailleurs mal l'expression dans le film, ont souvent fait l'objet de gloses diverses et variées... dans l'ensemble assez peu captivantes. Dans un contexte critique (celui de l'envoi de troupes massives au Viet-nam et d'émeutes raciales sur le territoire national) postérieur à celui de la narration située dans les années 1950, l'inadaptation à tout vie régl(ement)ée du personnage-titre (fils préféré de sa mère), son goût immodéré pour le défi, le bluff et l'exploit me semblent plus pertinents, en tout cas propices à alimenter un débat fécond et accrocheur.
L'adresse de Stuart Rosenberg, manifeste dans plusieurs épisodes de séries télévisées dont il a assuré la direction, ne peut raisonnablement être contestée. On regrette néanmoins qu'il ait voulu la rendre ici, avec la complicité du talentueux cinématographe Conrad L. Hall2, trop visible, presque ostentatoire. Originale, la partition de Lalo Schifrin restera sans doute comme l'une des moins identifiables du compositeur. L'interprétation de 3 mérite (est-ce surprenant ?) toutes les éloges. Lumineux, impliqué, le natif de l'Ohio, orphelin de père à vingt-cinq ans et devenu comédien par conviction, maitrise toujours davantage son art avec une maturité plus affirmée. On se réjouit également qu'il ait contribué à mettre en valeur le jeu de  (à l'affiche, la même année, de The Dirty Dozen), justement récompensé par un "Oscar". Parmi les autres acteurs secondaires apparaissent notamment , la  Jo Van Fleet4 et  (sans une ligne de réplique !)Cool Hand Luke est entré en 2005 au National Film Registry.

N.B. : Rosenberg dirigera  à trois autres reprises (dans WUSAPocket Money et The Drowning Pool avec ). Il réalisera également, treize ans plus tard, Brubaker au sujet connexe.

1. i.e. connaissance intuitive et/ou rudimentaire.
2. chargé, à la même époque, par  de la photographie en noir et blanc de .
3. le rôle de Lucas 'Luke' Jackson aurait d'abord été proposé à Jack Lemmon, lequel a suggéré le choix de Paul Newman et décidé de produire le film.
4. Bette Davis a décliné la proposition de tenir le personnage de la mère de Luke.