mercredi 29 novembre 2006

Giulietta degli spiriti (juliette des esprits)


"... Il faut voir au-delà des formes."

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L'énumération de la filmographie de Federico Fellini passe souvent trop rapidement des "palmé" La Dolce vita et "oscarisé" à Roma avec lequel le cinéaste entre dans les années 1970 (si l'on excepte le documentaire I Clowns) porteur d'une évidente nostalgie. Ce faisant, on oublie de mentionner un opus probablement charnière, le premier réalisé en couleur et le dernier(1) d'une série de six films avec son épouse, Giulietta Masina. Giulietta degli spiriti, remarquable à plusieurs titres, est une des œuvres les plus insolites de Fellini, dont la production, dans sa globalité, ne manque pourtant pas d'extravagance. Il est aussi l'un des plus ouvertement féminin, au sein d'un univers où le sexe dit faible est déjà abondamment représenté. "Golden Globe" du meilleur film étranger (préféré à Akahige de Kurosawa et au Parapluies de Cherbourg de Demy) en 1966, Giulietta degli spiriti était sélectionné, comme les deux précédents films, aux Academy Awards dans les catégories... direction artistique et costumes.
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Giulietta Boldrini, nullipare quadragénaire, se vêt en attendant son époux. Elle a préparé, aidée par ses deux soubrettes, un dîner pour fêter leur quinzième anniversaire de mariage. Lorsqu'il rentre enfin, Giorgio fait mine d'avoir oublié cette importante date. Il est, en réalité, accompagné par un important et bigarré groupe d'amis qui vont animer la soirée, troublant aussi le tête-à-tête romantique envisagé. A l'initiative de Valentina, une séance de spiritisme est organisée par le médium Genius au cours de laquelle l'esprit d'une certaine Iris se manifeste en proclamant "Amour pour tous", suivi de celui du vindicatif Olav qui annonce à Giulietta son abandon. Après une matinée passée à la plage avec ses deux nièces, Giulietta retourne chez elle après avoir brièvement rencontré sa mère et ses deux sœurs dans la pinède proche de sa coquette maison. La nuit venue, la tranquille femme au foyer entend son mari appeler dans son sommeil une certaine Gabriella. Malgré ses dénégations, l'affairé Giorgio aurait-il une maîtresse ? Giulietta est progressivement envahie par le désarroi de la probable existence d'une rivale.
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En 1965, les Beatles n'avait pas encore composé "Lucy in the Sky with Diamonds" mais Federico Fellini proclamait, de manière provocatrice, avoir usé de la substance acronyme pour préparer son Giulietta degli spiriti. Il est vrai qu'il s'agit du plus onirique et fantasmagorique de ses films, le réalisateur investissant résolument le "royaume de l'artiste, ces limbes, cette frontière entre le monde du tangible et de l'intangible" selon sa propre formule. A partir d'une intrigue qui ne sert que de prétexte à une prodigieuse construction fantasmatique, Fellini nous invite à une pure évasion dans l'imaginaire de son personnage titre, totalement excentrique par son apparente banalité comparé à son environnement factice et rococo. Certains voient derrière cette figure inverse de Le Notti di Cabiria une représentation symbolique des relations Giulietta Masina-Fellini. Giulietta degli spiriti est davantage une passionnante et expressive parabole sur la croyance où religion, mythe, spiritisme et psychanalyse sont renvoyés dos à dos. Le film offre une denrée devenue rare, deux heures de délirante délectation visuelle et intellectuelle.
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1- le couple tournera encore ensemble, vingt ans plus tard, le mélancolique Ginger e Fred.

lundi 27 novembre 2006

Blade Runner


"More human than human"

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Un consensus implicite mais assez large chez les amateurs de films de science-fiction place deux opus de Ridley Scott, Blade Runner et Alien (dans cet ordre), parmi les cinq meilleures œuvres du genre(1). Une enquête réalisée auprès de soixante des plus grands scientifiques mondiaux, publiée il y a un peu plus de deux ans par le quotidien britannique "The Guardian", désignait même l'adaptation du roman de Philip Kindred Dick, "Do Androids Dream of Electric Sheep?" paru en 1968, en tête de classement. Comment peut-on expliquer que le troisième long métrage de l'aîné des frères Scott, le premier produit par lui, jouisse d'une telle estime, durable de surcroît ? Probablement parce qu'il nous séduit et nous touche tout à la fois. La séduction réside dans sa beauté graphique et métaphorique, antithèse résolument urbaine apportée à l'inquiétant vide spatial du précédent film. L'intérêt est, lui, suscité par les thèmes fondamentaux, sensiblement énigmatiques, abordés par l'ouvrage du fragile auteur étasunien.
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Blade Runner n'a cependant pas rencontré son public dès sa première distribution. Il ne réalisait, à l'époque, que moins de dix pour cent des entrées du hit E.T. de Spielberg, se situant même derrière le modeste Tron(2) de Steve Lisberger au budget pourtant bien inférieur. Les principales autres adaptations tirées ou inspirées de l'œuvre de Philip K. Dick, Minority Report et Total Recall, ont, après lui, obtenu des succès nettement plus substantiels. Le film connut en 1992 une seconde carrière en salles dans une version appelée "Director's Cut"(3) sans narration en voix off de l'original, et dans laquelle certaines scènes ne figuraient plus, notamment le final initial, au profit d'une très courte séquence onirique, devenue célèbre, dite "de la licorne".
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Los Angeles, 2019. Leon Kowalski, un nouvel employé d'entretien de la Tyrell Corporation, est convoqué pour passer un test dans l'un des bureaux de la compagnie. Son interlocuteur lui pose une première question à partir de laquelle Kowalski doit réagir à une situation insolite. Mais lorsque l'enquêteur évoque la mère de ce dernier, il est brutalement abattu par deux balles de pistolet. Peu après, Rick Deckard est interrompu pendant son dîner pris dans une des nombreuses échoppes de rue par Gaff, et conduit en Spinner au bureau du capitaine de la police Bryant.
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Celui-ci presse l'ex-blade runner de retrouver et de "retirer" quatre replicants Nexus 6 de dernière génération, dont Kowalski et leur probable chef Roy Batty, évadés deux semaines auparavant d'une colonie spatiale. Deckard se présente bientôt chez Eldon Tyrell, le créateur et patron de Tyrell Corporation où il fait passer le test Voight-Kampff à Rachael, collaboratrice du dr Tyrell et un exemplaire Nexus 6 ignorant jusque là être une répliquante. Le blade runner se met alors sur la piste des fugitifs, des indices découverts chez Kowalski lui permettant de trouver celle de Zhora, l'une des deux femelles du groupe.
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"Quite an experience to live in fear, isn't it? That's what it is to be a slave." Même si l'on peut préférer l'inventivité et la rigueur systémique d'Isaac Asimov, la littérature singulière de Philip K. Dick ne manque pas de force. Personnage complexe, volontiers marginal, l'auteur né à Chicago est décédé quelques jours avant la sortie du film de Ridley Scott et n'a donc pas pu formuler une opinion définitive sur cette adaptation. Blade Runner n'est, de toutes façons, pas fidèle au roman, une liberté dénoncée par les connaisseurs ou admirateurs de l'écrivain, parmi lesquels le journaliste et animateur de radio Philippe Manœuvre. Les thèmes, constants dans l'œuvre de Dick, du double (Rachael/Pris) et de la réalité virtuelle sont abandonnés par un scénario cherchant avant tout à privilégier l'action ainsi qu'une certaine linéarité et simplicité de la narration.
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Le résultat, très remarquable et déjouant les nuisibles effets du temps (y compris la musique électronique de Vangelis), possède une évidente cohérence. Blade Runner est l'une des rares productions d'anticipation à avoir réussi une intelligente synthèse entre la science-fiction et le classique film noir. Rick Deckard n'est-il pas le descendant des Philip Marlowe et Mike Hammer imaginés par Raymond Chandler et Mickey Spillane ? L'atmosphère, intensément urbaine et oppressante, ne laisse-t-elle pas s'exprimer une certaine poésie onirique ? Rachael et Pris ne sont-elles pas, à leur manière, des femmes fatales ?
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Sorti entre The Empire Strikes Back et Return of the Jedi, Blade Runner prenait également le risque de confier à Han Solo, alias Harrison Ford, un rôle (pour lequel Dustin Hoffman était le premier choix et James Caan aurait été pressenti) moins rudimentaire et positif. Au-delà de l'intrigue policière futuriste, graphiquement influencée par Moebius et Syd Mead et dont les effets visuels sont dus à Douglas Trumbull, ce récit contre-utopique et nostalgique est aussi et surtout une intéressante réflexion sur l'identité, la mémoire et la vie. Nous ne sommes pas près d'oublier la dernière scène de Roy Batty, interprété par un excellent Rutger Hauer, antagoniste ultime et admirable aède du XXIe siècle, profondément attaché à l'existence, fût-ce celle de son adversaire.
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2. Deborah Harry avait été pressentie pour tenir le rôles de Lora/Yori dans ce film et celui de Rachael dans celui de Scott.
3. sixième et actuel dernier montage du film après les deux avant-premières différentes, les versions US et japonaise ainsi que la version dite internationale.