"... C'est ça qui nous différencie des gens normaux."
Plus on regarde les différents constituants de l'œuvre d'Akira Kurosawa,
plus on est obligé de constater qu'aucun ne peut être sérieusement
contourné, créant ensemble une puissante cohérence globale. Certaines de
ses productions occupent évidemment une place privilégiée parce
qu'elles définissent une étape artistique et/ou historique dans la
carrière du cinéaste. Tel est le cas de Yoidore tenshi, co-écrit comme Subarashiki nichiyobi, le précédent film, avec Keinosuke Uegusa. D'abord parce que Kurosawa lui-même voyait dans ce septième film un aboutissement. En raison, ensuite, de la première de ses seize collaborations avec Toshirô Mifune dont l'influence sur le cinéma du maître japonais n'est plus à démontrer.
Une nuit, dans un faubourg populaire de Tokyo, le docteur Sanada
voit arriver à son cabinet un jeune homme blessé à la main gauche.
Celui-ci prétexte un banal accident pendant que le médecin extraie sans
anesthésique un balle de pistolet. Cet insolite patient nommé Matsunaga
est le responsable du quartier du marché pour un des clans de yakusa.
L'examen sommaire qu'il pratique sur lui après l'intervention l'amène à
diagnostiquer un début de tuberculose, ce que confirmera une
radiographie ultérieure. Le truand apprend la nouvelle en montrant
d'abord désinvolture et arrogance. Puis Sanada, qui nourrit à
son égard des sentiments contradictoires, réussit à le convaincre de
modifier son mode de vie, notamment d'arrêter de s'enivrer. Mais la
sortie de prison d'Okada, son prédécesseur sur la zone qu'il
contrôle, a tôt fait de lui faire abandonner ses bonnes résolutions. Ce
dernier, se présentant rapidement comme un rival, est à la recherche de Miyo, une jeune femme sous sa dépendance au moment de son arrestation et qui vit depuis lors chez Sanada.
Pendant la rédaction du scénario de Yoidore tenshi, Kurosawa et Uegusa
logeaient dans un hôtel au bord de la mer dans la station balnéaire
d'Atami. Le réalisateur racontait qu'il voyait tous les jours de sa
fenêtre la silhouette d'un navire en béton naufragé dont la proue
servait de plongeoir aux enfants, "image déprimante d'une ironique allégorie du Japon vaincu."
Ce thème de la défaite, de l'inutile sacrifice et de la désuétude, il
le traite à travers la figure d'un yakusa, jeune de surcroît, une idée
qu'il emprunte au Shin baka jidai de Kajiro Yamamoto, comédie en deux parties où apparaissait un certain Mifune et dans les décors duquel il va tourner son propre film. Yoidore tenshi entrera également en résonance avec certaines de ses œuvres ultérieures, parmi lesquelles Nora inu et Akahige.
Outre
l'atmosphère sombre et morbide qu'il parvient à créer autour de cette
mare-dépotoir sur et vers laquelle s'ouvre et revient le film, symbole
de décomposition sociale et morale, Kurosawa,
après un traitement longtemps infructueux du personnage du médecin,
trouve le bon dispositif en opposant-associant un vieux et dévoué
praticien, ayant fait le deuil de ses ambitions et illusions, au jeune
truand volontiers suicidaire, défenseur jusqu'à un certain point du
système yakusa, tous les deux alcooliques. Les femmes, par leur force de
volonté, sont les seuls personnages authentiquement positifs du film à
l'exception, bien sûr, de la femme fatale Nanae. Que dire enfin de l'interprétation de Toshirô Mifune
qui rende justice à son prodigieux talent ? Eblouissante dans toutes
ses facettes, tel un diamant découvert naturellement taillé.
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