"More human than human"
Un consensus implicite mais assez large chez les amateurs de films de science-fiction place deux opus de Ridley Scott, Blade Runner et Alien (dans cet ordre), parmi les cinq meilleures œuvres du genre(1).
Une enquête réalisée auprès de soixante des plus grands scientifiques
mondiaux, publiée il y a un peu plus de deux ans par le quotidien
britannique "The Guardian", désignait même l'adaptation du roman de Philip Kindred Dick, "Do Androids Dream of Electric Sheep?" paru en 1968, en tête de classement. Comment peut-on expliquer que le troisième long métrage de l'aîné des frères Scott,
le premier produit par lui, jouisse d'une telle estime, durable de
surcroît ? Probablement parce qu'il nous séduit et nous touche tout à la
fois. La séduction réside dans sa beauté graphique et métaphorique,
antithèse résolument urbaine apportée à l'inquiétant vide spatial du
précédent film. L'intérêt est, lui, suscité par les thèmes fondamentaux,
sensiblement énigmatiques, abordés par l'ouvrage du fragile auteur
étasunien.
Blade Runner
n'a cependant pas rencontré son public dès sa première distribution. Il
ne réalisait, à l'époque, que moins de dix pour cent des entrées du hit
E.T. de Spielberg, se situant même derrière le modeste Tron(2) de Steve Lisberger au budget pourtant bien inférieur. Les principales autres adaptations tirées ou inspirées de l'œuvre de Philip K. Dick, Minority Report et Total Recall,
ont, après lui, obtenu des succès nettement plus substantiels. Le film
connut en 1992 une seconde carrière en salles dans une version appelée "Director's Cut"(3)
sans narration en voix off de l'original, et dans laquelle certaines
scènes ne figuraient plus, notamment le final initial, au profit d'une
très courte séquence onirique, devenue célèbre, dite "de la licorne".
Los Angeles, 2019. Leon Kowalski, un nouvel employé d'entretien de la Tyrell Corporation,
est convoqué pour passer un test dans l'un des bureaux de la compagnie.
Son interlocuteur lui pose une première question à partir de laquelle Kowalski
doit réagir à une situation insolite. Mais lorsque l'enquêteur évoque
la mère de ce dernier, il est brutalement abattu par deux balles de
pistolet. Peu après, Rick Deckard est interrompu pendant son dîner pris dans une des nombreuses échoppes de rue par Gaff, et conduit en Spinner au bureau du capitaine de la police Bryant.
Celui-ci presse l'ex-blade runner de retrouver et de "retirer" quatre replicants Nexus 6 de dernière génération, dont Kowalski et leur probable chef Roy Batty, évadés deux semaines auparavant d'une colonie spatiale. Deckard se présente bientôt chez Eldon Tyrell, le créateur et patron de Tyrell Corporation où il fait passer le test Voight-Kampff à Rachael, collaboratrice du dr Tyrell et un exemplaire Nexus 6 ignorant jusque là être une répliquante. Le blade runner se met alors sur la piste des fugitifs, des indices découverts chez Kowalski lui permettant de trouver celle de Zhora, l'une des deux femelles du groupe.
"Quite an experience to live in fear, isn't it? That's what it is to be a slave." Même si l'on peut préférer l'inventivité et la rigueur systémique d'Isaac Asimov, la littérature singulière de Philip K. Dick
ne manque pas de force. Personnage complexe, volontiers marginal,
l'auteur né à Chicago est décédé quelques jours avant la sortie du film
de Ridley Scott et n'a donc pas pu formuler une opinion définitive sur cette adaptation. Blade Runner
n'est, de toutes façons, pas fidèle au roman, une liberté dénoncée par
les connaisseurs ou admirateurs de l'écrivain, parmi lesquels le
journaliste et animateur de radio Philippe Manœuvre. Les thèmes,
constants dans l'œuvre de Dick, du double (Rachael/Pris)
et de la réalité virtuelle sont abandonnés par un scénario cherchant
avant tout à privilégier l'action ainsi qu'une certaine linéarité et
simplicité de la narration.
Le résultat, très remarquable et déjouant les nuisibles effets du temps (y compris la musique électronique de Vangelis), possède une évidente cohérence. Blade Runner
est l'une des rares productions d'anticipation à avoir réussi une
intelligente synthèse entre la science-fiction et le classique film
noir. Rick Deckard n'est-il pas le descendant des Philip Marlowe et Mike Hammer imaginés par Raymond Chandler et Mickey Spillane ? L'atmosphère, intensément urbaine et oppressante, ne laisse-t-elle pas s'exprimer une certaine poésie onirique ? Rachael et Pris ne sont-elles pas, à leur manière, des femmes fatales ?
Sorti entre The Empire Strikes Back et Return of the Jedi, Blade Runner prenait également le risque de confier à Han Solo, alias Harrison Ford, un rôle (pour lequel Dustin Hoffman était le premier choix et James Caan aurait été pressenti) moins rudimentaire et positif. Au-delà de l'intrigue policière futuriste, graphiquement influencée par Moebius et Syd Mead et dont les effets visuels sont dus à Douglas Trumbull,
ce récit contre-utopique et nostalgique est aussi et surtout une
intéressante réflexion sur l'identité, la mémoire et la vie. Nous ne
sommes pas près d'oublier la dernière scène de Roy Batty, interprété par un excellent Rutger Hauer, antagoniste ultime et admirable aède du XXIe siècle, profondément attaché à l'existence, fût-ce celle de son adversaire.
___
1. avec Metropolis de Lang et 2001: A Space Odyssey de Kubrick.
2. Deborah Harry avait été pressentie pour tenir le rôles de Lora/Yori dans ce film et celui de Rachael dans celui de Scott.
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