mardi 29 novembre 2005

Sin City


"He's a generous guy... But that temper of his !"

Le cinéma voit, quelques fois, naître des œuvres tout à la fois innovantes et réjouissantes. Sin City appartient foncièrement à cette catégorie. Lorsque le projet a été annoncé*, nous avons été quelques uns à nous dire que le pari était aussi ambitieux que délicat. D'autant que Frank Miller semblait avoir conservé de pénibles souvenirs de ses précédentes expériences dans l'art de l'étage au-dessus**. Oui, mais Robert Rodriguez n'est pas n'importe quel cinéaste et il a su vaincre les résistances de ce remarquable créateur en l'associant étroitement à son film. Comme il a su convaincre la plupart des aficionados des récits graphiques du natif de cette tranquille ville d'Olney située à la lointaine périphérie de Washington DC. Les deux hommes, ponctuellement complétés, à "dessein", par l'exalté Quentin Tarantino, vont même réussir à supplanter artistiquement les adaptations, pourtant plébiscitées, siglées Marvel, l'ex-employeur du dessinateur et scénariste. Pour cette première production (puisqu'il dev(r)ait y avoir de compréhensives sequels), le scénario s'inspire de trois histoires, "That Yellow Bastard" (1996), "The Hard Goodbye" (1991) et "The Big Fat Kill" (1994), introduites par une courte variation sur "The Customer is Always Right" (1994)
Hartigan, l'intègre policier de (Ba)Sin City, est en route pour accomplir sa dernière mission avant une retraite anticipée pour défaillance cardiaque : sauver la jeune Nancy Callahan enlevée par le sadique et meurtrier en série Roark Jr., le fils du sénateur de l'Etat. La présence de son collègue Bob en changera significativement le déroulement.
L'ex-taulard Marv passe une nuit inespérée et enfiévrée avec la somptueuse Goldie, venue trouver protection auprès de lui. Lorsqu'il se réveille, comateux, il découvre que la belle inconnue est morte assassinée à ses côtés. Le solide baroudeur n'aura alors de cesse que de la venger, d'abord opposé puis avec l'aide de Wendy, la sœur jumelle de Goldie.
Après avoir pris la défense de sa maîtresse Shellie contre les assauts de son amant Jackie Boy, Dwight poursuit ce dernier pour l'empêcher de commettre d'inévitables crimes et autres exactions. Leur route les conduit à Old Town où règnent les prostitués. Hartigan a réchappé de son opération de sauvetage de la jeune Nancy grâce aux soins inattendus du sénateur Roark. Il s'agit, en réalité, d'une revanche car l'ex-policier est accusé, torturé et emprisonné sous de faux motifs d'inculpation. Pendant les huit ans qu'il passe en isolement, les lettres de Nancy signées Cordelia constituent son seul contact avec le monde. Lorsque la correspondance s'interrompt brutalement, Hartigan avoue ses prétendus crimes pour être libéré et retrouver celle qui, à présent, est âgée de dix-neuf ans.
En découvrant, il y a environ dix ans, les albums de Frank Miller, je m'étais fait la réflexion "il ne leur manque que l'animation" comme on évoque la parole pour donner de la réalité à un portrait. Cette adaptation, dont la fidélité est diversement appréciée mais, en tous cas, validée par son créateur, ne nuit en rien à l'œuvre originelle, elle la transcende, et pas seulement par l'usage de la couleur, qualifiée par certains de transgression. Comme celle-ci, Sin City avait tout intérêt à jouer sur une identité visuelle forte, percutante. Il atteint cet objectif stylistique tout en renforçant les composantes de film et d'humour noirs seulement sous-jacentes dans un roman ou une bande dessinée.
Ce mariage de la réalisation numérique en HD et de la post-production, une des premières du genre à ce niveau***, est bluffant et fait preuve d'un brio encore inédit et d'une grande sobriété... malgré les coups et autres sé-vices. Il faut, certes, accepter la logique narrative de comic strip, pas si éloignée de celle de nombreux et décents films noirs, c'est à dire une situation/idée très enrobée d'action(s). Au delà du plaisir immédiat, spontané, que l'on prend au spectacle du film, Sin City marque, pour diverses raisons, une étape dans l'histoire du cinéma... peut-être encore sous-évaluée.
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*je me souviens avoir créé la fiche en utilisant l'illustration du premier récit de la série graphique publiée chez Dark Horse.
**la bande dessinée est souvent appelé le neuvième art.
***avec un réel équilibre entre personnages créés par des acteurs, et pas n'importe lesquels, et effets spéciaux si on l'oppose à Star Wars qui est un film d'animation avec de "vrais morceaux d'humains dedans" !

Mon oncle


"Ah ça, non... alors là, c'est insensé... y'a plus de raison... c'est sans limite, maintenant. "

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Il est, paradoxalement, souvent plus difficile d'analyser une œuvre très connue qu'un film juste découvert. Mon oncle constitue un des contre-exemples à ce principe implicite. L'enthousiasme est encore vivace, le charme que dégage, comme les précédents, le troisième long métrage de Jacques Tati est toujours intact, la sensibilité et l'émotion qu'il véhicule sont, fort heureusement, intemporelles. Caractéristiques des films d'un autre génial artiste du cinéma, son "grand frère américain" selon moi : Buster Keaton. Peu après que l'immense interprète de Johnnie Gray dans The General faisait une apparition dans le rôle d'un anonyme conducteur de train
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dans une adaptation d'un roman de Jules Verne réalisée par Michael Anderson, Tatischeff mettait donc, une deuxième fois, M. Hulot en scène et enrichissait ainsi sa filmographie d'un troisième chef d'œuvre en dix ans. Le cinéaste, comme Keaton, n'a pas de réel héritier spirituel. Mais la génération de la "Nouvelle vague", déjà en gestation au moment de la sortie de Mon oncle, se reconnaissait en lui. Et les récompenses n'étant pas toujours mal distribuées, le "Prix spécial du jury" du Festival de Cannes 1958 fut préféré au très bon I Soliti ignoti dans la catégorie du meilleur film étranger des Academy Awards 1959.
Les Arpel sont une famille bourgeoise habitant, dans un quartier résidentiel, une maison hyper-moderne pourvue des tout derniers perfectionnements électroménagers.
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Charles, le chef de famille, est le directeur de l'usine de fabrication de tuyaux Plastac. Son épouse est une parfaite et élégante femme d'intérieur. Leur fils Gérard, un garçon soigné, apprécie toutefois aller faire les quatre-cent-coups lorsque son cher oncle va le chercher à l'école. M. Hulot est un personnage oisif et rêveur qui agace prodigieusement son beau-frère en raison du mauvais exemple qu'il est sensé donner à Gérard. M. Arpel, surtout jaloux de la complicité entre son fils et Hulot, recommande celui-ci auprès du patron de l'entreprise S.D.R.C. Mais son entretien d'embauche, en raison de sa maladresse et d'un stupide quiproquo, est un échec. Il ne reste d'autre alternative pour les Arpel que d'essayer de le marier à leur snob voisine et à lui donner un poste au sein de Plastac.
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Jacques Tati avait, dès 1948 avec Jour de fête, apporté une tonalité nouvelle à la comédie française, à l'époque assez primaire. Son comique est, en effet, original et plus subtil, fondé sur la retenu et sur un imaginaire poétique. Toujours largement inspiré du mime et du splapstick, Mon oncle innove cependant par rapport aux films précédents par une continuité narrative ténue mais réelle, ce qui, comparé à la succession de sketches qu'était Les Vacances de M. Hulot, lui donne une plus grande cohérence formelle. La satire sociale y est aussi plus forte, reposant sur la qualité d'observation du cinéaste et sur le rôle de catalyseur du ridicule des autres qu'il tient lorsqu'il endosse les attributs du M. Hulot. Le contraste créé entre le St-Maur traditionnel et pittoresque, où les chiens se promènent en toute liberté, et la ville sans nom, mécanisée, ordonnée et apparemment rationnelle, véritable prison collective symbolisée par la permanence (même sur le piano) des lignes verticales du décor, est également frappant. Ou, en resserrant le champs, l'opposition radicale qui existe entre le bistrot "Chez Margot" où l'on se saoule gentiment entre amis ou ennemis et la cuisine, aseptisée et instrumentalisée comme une clinique, de Mme Arpel dans laquelle on a davantage l'impression de se soigner que de se nourrir. Mon oncle est enfin et surtout un poignant témoignage nostalgique sur un profond changement d'époque et de mode de vie.

lundi 28 novembre 2005

Matroesjka's (matrioshki)


Diffusés à partir du 23 juin 2005 (en seconde partie de soirée à la place de Nip/Tuck) sur M6, les dix épisodes de la série belge flamande Matroesjka's (du nom des fameuses poupées russes emboîtées) reposent sur une riche idée : traiter d'un sujet d'actualité sérieux offrant la particularité de pouvoir montrer de jolies jeunes femmes en petite tenue. L'ordre des priorités n'est pas flagrant, mais le visionnage des chapitres les plus tardifs semble irrésistiblement privilégier l'impératif "commercial" plutôt que les aspects sociaux. Et s'il semble qu'Amnesty International ait décidé d'inclure des extraits de la série dans ses films pédagogiques diffusés dans les lycées d'Europe de l'Est, il est, en revanche, moins sûr que l'ONG fondée par l'avocat anglais Peter Benenson, décédé en début d'année, puisse réellement servir de caution à l'ensemble de cette œuvre de fiction.
Deux jeunes femmes russes sont retrouvée, mortes et décapitées, au bord d'un canal de la campagne anversoise. Pendant que les inspecteurs Clem De Donder et Laura Keyser mènent leur enquête, Raymond Van Mechelen et Marc Camps sont à Vilnius pour recruter, comme danseuses, des ressortissantes russes et lituaniennes, rabattues par le local Arnas. Daria (malgré les conseils de prudence de son amie la bien-nommée Kasandra et du journaliste belge Nico Maes), Eva, Debora, Inesa, Luna, Olga et Kalinka, laquelle appartient déjà secrètement au réseau, signent leur contrat rédigé en grec et embarquent à bord d'un car. Après de fausses vacances à Chypre, où les candidates retenues apprennent les rudiments de leur futur job après avoir été "mises en condition" par le brutal sacrifice de l'une d'entre elles, les sept jeunes femmes vont atterrir au "Studio 69" de John Dockx où elles devront donner du plaisir, pas seulement visuel, aux clients.
Les filières clandestines de prostitution en provenance de l'Europe orientale suscitent naturellement la curiosité et alimentent les fantasmes des citoyens de nos pays réputés développés. En particulier en France où, contrairement aux Pays-Bas par exemple, la tradition, depuis 1946, est de régulièrement légiférer ou décréter pour faire disparaître (camoufler ?) ce fléau qui est aussi, hélas, une réalité (voir notamment l'article édifiant dans le "Libération" du 22 janvier 2005). Par ailleurs, une récente enquête en Grande-Bretagne révélait que les anglais consacraient d'avantage de leurs ressources au marché du "plus vieux métier du monde" qu'au... cinéma. C'est également dans ce pays qu'a été produite, à peu près en même temps que la série créée par le duo flamand Goossens-Punt, le récompensé téléfilm en deux parties Sex Traffic, diffusé sur Canal +.
Matroesjka's, sous-titré "le trafic de la honte", n'a pas la qualité et, surtout, la densité de ce dernier. Après un remarquable premier épisode, réalisé avec un intéressant réalisme documentaire et marqué par un final assez fort, le contenu narratif s'étiole progressivement et la série se "derrickise" nettement. Pire, et sans trop forcer la caricature, on hésite entre accorder notre sympathie aux vraies victimes qui perdent rapidement leur innocence et, parfois, leur moralité et s'amuser des mésaventures de leurs brutaux mais surtout stupides tortionnaires. Quant aux vertus pédagogiques, il doit falloir savoir lire entre les lignes. Rassurez-vous, pas celles de coke, que le scénario a eu, au moins, l'intelligence de nous épargner ! 

jeudi 24 novembre 2005

Mr. Freedom (mister freedom)


"Ne m'obligez pas à aller jusqu'au bout."

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William Klein avoue avoir entrepris Mister Freedom parce que sa participation à Loin du Vietnam ne l'avait pas satisfait. Une farce parodique aurait-elle plus d'impact qu'un documentaire nettement engagé sur le plan politique ? Cela reste à prouver. La production se situe, néanmoins, dans un contexte historique particulier. A partir du mois de novembre 1963, l'implication des Etats-Unis dans la guerre du Viêt-nam, conséquence de l'échec de la tentative française de recoloniser l'Indochine et de la séparation du pays en deux par une zone démilitarisée, s'accélère. La France quitte l'OTAN en 1966. En 1968, l'opposition à la guerre, née dès 1964, se renforce et pèse assez nettement sur la campagne électorale, marquée par l'assassinat de Robert Kennedy et la désignation de Richard Nixon à la Maison-blanche. Rien d'étonnant, alors, à voir Klein imaginer un personnage symbolisant l'Amérique nationaliste et hégémonique débarquer dans un pays déjà gagné par les idées du gauchisme.
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Mr Freedom, agent très spécial de la Freedom Inc., est chargé par le Dr Freedom de pallier le décès du Capitaine Formidable en allant le remplacer en France. Sur place, il devra, avec l'aide du groupe constitué par son prédécesseur, combattre Moujik Man, allié aux membres du FAF (French Anti-Freedom), et Red China Man, tous deux décidés à implanter le communisme, tendance soviétique ou chinoise selon le cas, dans l'hexagone. La tâche sera d'autant plus ardue qu'il existe un traître à l'intérieur de son propre camps.
Entre le modèle des grandes satires politiques qu'est The Great Dictator et les premiers films sur le conflit au Viêt-nam, la guerre froide a influencé nombre de scénarii, y compris parodiques, parmi lesquels celui de l'excellent Dr. Strangelove.
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L'originalité de Mister Freedom est de mettre en scène, avant la lettre, un "super héros" qui semble tout droit sorti d'une bande dessinée, sorte de mélange, plus grotesque qu'harmonieux, de Captain America et Robocop. William Klein ne fait, évidemment, pas dans la subtilité et son film, qui tient beaucoup du spectacle de cirque ou du Grand Guignol, souffre un peu de cette caricature excessive d'une Amérique mercantile, réactionnaire, raciste et belliqueuse. Comme dans Qui êtes-vous, Polly Maggoo ?, la distribution étonne par sa composition et sa variété (Jean-Claude Drouot, qui venait de quitter son costume de la série Thierry la Fronde, le télégénique Donald Pleasence, Philippe Noiret, Serge Gainsbourg, également auteur de la bande originale,...) avec notamment Delphine Seyrig, surprenante dans un apparent parfait contre-emploi. Mister Freedom est aussi l'un des rares films à comporter des images en couleur des événements de mai 1968.