mercredi 9 novembre 2005

Wild River (le fleuve sauvage)


"C'est pour le progrès, non ?"

Elia Kazan aurait eu l'idée de Wild River au milieu des années 1930, c'est à dire à l'époque où il commençait à mettre en scène des pièces de théâtre et fréquentait Chattanooga, une ville à l'extrême sud de l'état de Tennessee, en aval du barrage Chickamauga, alors en construction. Kazan a aussi vraisemblablement vu The River, le court métrage documentaire de Pare Lorentz de 1937 devenu patrimoine historique et culturel dans son pays. Plus de vingt ans après, resté sans tourner pendant trois ans, ce qui ne lui était pas arrivé depuis le début de sa carrière de cinéaste, le réalisateur de A Streetcar Named Desire adapte, avec son scénariste d'East of Eden, Paul Osborn, deux ouvrages de romanciers sudistes*. Puis il retourne dans ce Big Bend State (surnom du Tennessee faisant référence à l'appellation indienne du fleuve homonyme) pour y livrer l'un de ses meilleurs films des années 1960.
A la suite des terribles inondations de la fin des années 1920, le Congrès américain vote la loi du 18 mai 1933 instaurant la Tennessee Valley Authority chargée d'aménager la zone fluviale, notamment par la construction de barrages et de favoriser le développement économique de la région. Chuck Glover, son nouveau représentant, arrive à Garthville pour finaliser les travaux en cours et, surtout, convaincre Ella Garth, la récalcitrante propriétaire d'une île sur le fleuve, de vendre et de quitter son terrain destiné à être inondé par le mise en service d'un barrage. Comme ses deux prédécesseurs, Glover, après avoir été tout simplement ignoré, essuie un refus clair et net. Le jeune ingénieur essaie alors de persuader les ouvriers Noirs de la vieille femme d'accepter de travailler pour la TVA sur les chantiers d'aménagement. Dans le même temps, il se rapproche de la jeune et jolie veuve Carol Baldwin, la petite-fille d'Ella Garth.
Mélodrame à connotation sociale, le méconnu Wild River, outre qu'il jouisse d'une étonnante modernité, séduit par ses aspects apparemment contradictoires, réalisme presque documentaire et lyrisme poétique, souligné par l'emploi du CinémaScope. Le film repose sur des oppositions certes classiques (vieillesse et jeunesse, individualisme et collectivité, tradition et modernité, nature et technique, Blanc et Noir) mais avec sensibilité et intelligence. On ne sait si Kazan, l'immigré grec, en fait un plaidoyer en faveur de l'enracinement à la terre ou, au contraire, un éloge à l'errance. La tonalité de Wild River tranche d'ailleurs avec les œuvres précédentes du réalisateur.
L'espèce de frénésie qui caractérisait ces dernières et leurs personnages s'est estompée au profit d'une vision plus stoïcienne de l'existence. Le rythme en souffre d'ailleurs un peu. L'interprétation, bien sûr très Actor's Studio, n'est pas sans effets sur l'harmonie générale du film. A défaut d'avoir son acteur fétiche, Marlon Brando, Kazan fait appel à Montgomery Clift qu'il avait dirigé sur scène (dans "The Skin of Our Teeth" de Thornton Wilder) près de vingt ans auparavant. Sortant de l'éprouvant tournage de Suddenly, Last Summer, celui-ci** donne à cet énigmatique personnage de Chuck Glover une dimension de martyr halluciné très troublante. Quant à Lee Remick, découverte dans A Face in the Crowd et qui venait de connaître un grand succès grâce à Anatomy of a Murder de Preminger, elle parvient à créer ce lien subtil, crucial pour le film, entre déséquilibre et stabilité. Il faut, enfin, également souligner la qualité de la prestation de Jo Van Fleet.
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*"Mud on the Stars" (1942) de l'Alabamien William Bradford Huie et "Dunbar's Cove" (1957) du Mississipien Borden Deal.
**qui avait débuté dans une autre River !

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