lundi 26 septembre 2011

Agnosia


"... Il est possible que, tout d'un coup, l'original devienne une piètre copie."

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Il devient presque banal de souligner le caractère inventif du cinéma de genre espagnol, sans doute le plus fertile du Vieux continent, depuis quelques années. Contrairement à notre académie nationale(1), les "Goya" n'hésitent d'ailleurs pas à récompenser certains de ses représentants. Présenté en première, il y a un an, au Fantastic Fest d'Austin (Texas) puis lors de la 43e édition du festival catalan de Sitges, Agnosia n'approche pourtant le fantastique que de manière asymptotique. Brillant thriller d'époque imaginé par Antonio Trashorras (co-auteur, pour son premier scénario, d'El Espinazo del diablo de Guillermo del Toro), le second long métrage du Castalludo Eugenio Mira possède la particularité d'associer un classique mais ici original triangle amoureux à l'espionnage industriel, un thème extrêmement rare(2), quoique passionnant, dans la production filmique.
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Pyrénées, 1892. Un distingué auditoire germanophone arrive en calèches au bord d'un lac pour assister à une démonstration introduite par Lucille Prevert, la représentante de l'entreprise d'armement Holbein. Une fillette est invitée par son père Artur Prats à lâcher sept ballons noirs pendant que celui-ci fixe un viseur télescopique sur un fusil permettant d'atteindre très aisément ces cibles mobiles. Les coups de feu provoquent la nervosité des chevaux ; l'un d'entre eux s'échappe, bientôt abattu par le tireur. L'altercation consécutive provoque la chute et le bris du viseur. La fillette prénommée Joana, dont la front a heurté le sol en perdant brièvement connaissance, ne parvient plus à distinguer son père du collaborateur de celui-ci.
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1899, à Barcelone. Une jeune homme, attaqué dans une impasse par deux individus, est conduit cagoulé dans un sous-sol pour y être interrogé. Le captif appelé Vicent relate les événements auxquels il a assisté à la suite de son engagement, onze jours plus tôt, comme valet chez les Prats. A commencer par le retour anticipé de Carles Lardín, bras droit de Prats et futur époux de sa fille. Juste à temps pour entendre le diagnostic du docteur Meissner sur le trouble cognitif dont souffre Joana et le remède qu'il propose afin de la guérir : la couper de tout stimulus en l'isolant pendant trois jours à l'intérieur d'une chrysalide. Le refus de la proposition formulée par Lucille Prevert d'investir dans son entreprise industrielle pourtant en difficulté, motivée par le procédé de lentille catadioptrique, occasionne bientôt le meurtre de Prats par deux nervis surpris dans son bureau à la recherche du secret de fabrication réputé détruit.
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Plus ambitieux, sur le plan artistique, qu'Hierro (précédente production du duo M.A. Faura-Isaac Torrás), Agnosia repose d'abord sur un récit subtilement sophistiqué. Bien choisi, le contexte historique(3) qui lui sert de toile de fond renforce ce sentiment de confusion, pas seulement mentale, installé dès la séquence d'ouverture à l'origine du titre au film. Il accentue aussi, par contraste, l'impression d'efficacité de l'implacable machination mise en œuvre, principal ressort narratif du scénario. L'adresse dans la mise en scène, les qualités visuelles viennent ensuite apporter une ampleur, une gravité souvent lyrique à cet étrange, un peu baroque drame amoureux. L'interprétation raffinée de la Basque Bárbara Goenaga (titulaire d'un second rôle anonyme dans l'insolite Los Cronocrímenes) achève de nous convaincre, aux côtés d'Eduardo Noriega et de Félix Gómez, les deux faces d'une même pièce aux valeurs opposées, et de l'Allemande Martina Gedeck (Das Leben der Anderen, Der Baader Meinhof Komplex).
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1. symptomatique de la frilosité des "César" ou d'une vacance productive ?
2. vaguement exploré par Rivette (Secret défense) et Tony Gilroy (Duplicity).
3. celui de la régence assurée par María Cristina d'Autriche, consécutive à la mort prématurée de son époux Alfonso XII de Borbón, 'el Pacificador' et de l'assassinat par un anarchiste du président du conseil Canovas del Castillo.

vendredi 23 septembre 2011

Stake Land


"I'm just gettin' old and scary."

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On appelle cela avoir de la suite dans les idées. Celles de Jim Mickle et son complice Nick Damici. Après avoir livré une ville aux dents acérées de féroces Underdogs (court métrage dans lequel Damici tenait déjà un rôle de chasseur) puis fait de rats mutants le vecteur d'une terrible pandémie autour de Mulberry Street (distingué à Amsterdam, Montréal et Toronto), le duo n'hésitait pas à tenter une nouvelle et toujours étrange hybridation, cette fois entre morts-vivants et vampires. Dans Stake Land, roadmovie post-apocalyptique, le jalonnage s'opère moins sur le terrain qu'à travers le muscle cardiaque de multiples et affreuses créatures issues d'une mystérieuse épidémie. Présenté en première il y a un an au TIFF, programmé ce mois-ci au 17e Etrange festival ainsi qu'au 4e Festival européen du film fantastique de Strasbourg, le film de Jim Mickle tient assurément lieu de solide repère au sein d'un genre à la prospérité retrouvée depuis le nouveau siècle.
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Les parents du jeune Martin sont attaqués à la nuit tombée par un monstrueux humanoïde dans leur garage. L'adolescent doit la vie sauve à son chien Cooper puis à la soudaine intervention d'un inconnu qui parvient à terrasser, non sans mal, le vampire. Avant de quitter Pottstown ensemble, l'homme appelé 'Mister' est contraint de décapiter le père de l'orphelin pour l'empêcher de muter à son tour en suceur de sang. Il apprend bientôt à son nouveau compagnon à manier le pieu afin de réussir à tuer les différentes générations d'adversaires qu'ils ne tarderont pas à croiser sur leur chemin vers le Nord. Un parcours évitant les dangereuses agglomérations au milieu d'un pays dévasté et chaotique, envahi par les vampires et gagné par le fanatisme sectaire. A Lafayetteville fortifié, l'épicier rapporte à Martin la rumeur selon laquelle le cannibalisme décimerait la ville canadienne de New Eden, destination choisie par 'Mister'. Peu après leur départ, ce dernier porte secours à une vieille religieuse violée par deux jeunes individus qu'il exécute sans hésitation. Le trio tombe le lendemain dans un piège tendu par Jebediah Loven, le chef illuminé de la prétendue chrétienne "Fraternité" et père de l'un des deux suppliciés. 'Mister' est livré les bras liés à quatre vampires, instrument proclamé du courroux divin et accessoirement du groupe religieux.
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Depuis le diptyque 28 Days Later-28 Weeks Later aux évidentes influences romériennes jusqu'à la série The Walking Dead, passant par la tardive sequel Land of the Dead et le remake I Am Legend(1), les mutations géniques et autres revenants ont à nouveau le vent en poupe. L'imaginatif duo Jim Mickle-Nick Damici a décidé de leur mettre, en sus, les crocs en proue. Le désormais chahuté mythe stokerien n'en est plus à une variation près. Stake Land s'apparente, certes lointainement et de manière bien plus joueuse, au "désincarné" et infiniment mieux doté The Road. Avoir apporté autant d'énergie, donné un tel et radical développement au film, à partir d'un budget aussi serré(2), constitue d'ailleurs un véritable tour de force. Enfin, faire du pire des maux le fanatisme pseudo sacré doublé d'un insensé prophétisme eschatologique (étonnante scène d'un inusité bombardement !) ne manque, somme toute, pas d'audace.
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1. auxquels on peut également ajouter Dawn of the Dead ou 30 Days of Night.
2. en partie trahi par sa structure épisodique et cloisonnée ainsi que par le recours irrégulier à la narration.

Black Hand (la main noire)


"They want too much, Nino. Too much."

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Ecrit, produit, réalisé et interprété (principalement) par des Etasuniens sans souche italienne, Black Hand pourrait constituer un exemplaire paradoxe filmique. Il ne l'est pourtant pas. Sans viser la représentation fidèle, socio-culturelle, de l'importation de la mafia dans le Nouveau-continent, ce dixième polar dirigé par le polyvalent Richard Thorpe à partir d'un récit de Leo Townsend (It Started with Eve, Dangerous Crossing) ne manque pas d'intérêt. Illustration romanesque de situation et d'événements(1) plutôt rares au cinéma. Le choix de Gene Kelly (2), athlétique danseur et comédien d'origine irlandaise à peine sorti du musical On the Town(3), pour tenir son premier rôle dans un film policier (de surcroit ici partiellement emplâtré), celui du justicier Columbo (ancêtre du fameux lieutenant de Los Angeles ?), finit même par ne plus surprendre.
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New York, 1900. L'avocat Roberto Columbo se rend de nuit chez le sergent Rocca. L'immigré italien, époux de Maria et père du jeune Johnny Giovanni, révèle à son compatriote policier avoir reçu le semaine précédente une lettre marquée de la "Main noire" le menaçant de mort s'il ne verse pas la moitié de ses revenus à l'organisation criminelle. Columbo décrit également les deux hommes de main chargés de la collecte, ceux-là même qui apparaissent soudain jusque-là dissimulés derrière une porte. Poignardé par l'un d'entre eux, le témoin piégé rejoint la dépouille du vrai brigadier Rocca dans un placard. Avertie de l'exécution par son ami le sergent Louis Lorelli, la veuve Columbo décide de retourner aussitôt en Italie ; Johnny jure de revenir pour venger son père. Huit ans plus tard, à peine débarqué sous le pseudonyme de Greco, Johnny se met à la recherche de Moriani, interrogé par la police le soir du meurtre qu'il veut punir. Il reconnaît son amie Isabella Gomboli, employée de la banque détenue par Caesar Xavier Serpi. Bella lui raconte avoir échappé avec son jeune frère Rudi à un attentat à la bombe perpétré par la "Main noire" ayant fait trente-cinq innocentes victimes parmi lesquelles tous les autres membres de sa famille. Johnny et le barman Moriani conviennent de se rencontrer après le service de ce dernier. Mais la véritable identité du premier est incidemment dévoilée par deux anciens amis l'ayant reconnu. Johnny trouve Lorelli près du cadavre de Moriani. Le lieutenant de police tente en vain de le dissuader de poursuivre son projet. Questionné, le tailleur Benny 'Nino' Danetta soumis au racket refuse d'aider Johnny. Il doit finalement reconnaitre le prochain paiement de sa "dette" motivé par l'enlèvement de son fils Francesco âgé de dix ans. Grâce à Lorelli se tient bientôt la première réunion de la ligue de résistance fondée par Johnny et Bella. En retard, celui-là est poussé inconscient, battu et la jambe brisée dans la salle. Un papier portant le signe de la "Main noire" signe l'agression.
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Sauf si l'on néglige le contexte binational spécifique évidemment essentiel, Black Hand reste un film de gangster, hollywoodien certes mais assez unique. Sorte de pont (de Brooklyn !) historique préalable entre The Godfather, Once Upon a Time in America et Gangs of New York (sans prétendre figurer dans aucune de leur catégorie respective). Les enjeux dramatiques, le mécanisme d'extorsion fondé sur l'intimidation, le silence, l'assassinat et le kidnapping demeurent classiques et volontiers théâtralisés. De fugaces efforts pour ancrer le récit dans une relative identité italienne trouve d'ailleurs son achèvement lors une brève séquence tournée dans le funiculaire de Naples. L'aptitude de Gene Kelly à donner, sans chant ni chorégraphie, tempérament et justesse à son personnage s'affirme tout au long du métrage. Celui joué plutôt solidement par J. Carrol Naish (Sahara, A Medal for Benny), lui aussi d'ascendance irlandaise, s'inspire de Joseph Petrosino(4), une des figures légendaires de la communauté italo-étasunienne. Débutante dans Border Incident, Teresa Celli (titulaire la même année d'un second rôle dans The Asphalt Jungle) tient ici l'un des derniers rôles significatifs de sa courte carrière au cinéma.
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1. époque de l'apogée de l'immigration italienne aux Etats-Unis, contemporaine de celle de la famille sicilienne Capra (le jeune Francesco Rosario alias Frank venait de fêter son sixième anniversaire à bord du "Germania") et antérieure à la naissance des parents de Martin Scorsese qui, en 1950, allait avoir huit ans.
2. la carrière d'acteur de son cadet Dino Paul Crocetti alias Dean Martin venait de débuter.
3. dans laquelle il avait Frank Sinatra pour partenaire.
4. interprété dix ans plus tard par Ernest Borgnine dans Pay or Die de Richard Wilson.