vendredi 29 juillet 2005

Samaria


"J'espère que les miracles existent."

Dois-je avouer la raison m'ayant retenu d'aller voir en salles l'antépénultième film de Kim Ki-duk, le troisième sorti en France en 2004 après Bom yeoreum gaeul gyeoul geurigo bom et Hae anseon ? Son affiche ! Avec ses faux airs de bonne sœur, la photographie de l'actrice principale, plutôt que de m'attirer telle l'intrigante Joconde, m'a tout simplement fait fuir*. Sachez, pour compléter le propos, qu'en Espagne, l'affiche portait en plus la mention galvaudée, tirée de l'épître selon Jean : "Que celui qui n'a jamais péché lui lance la première pierre." L'affiche originale, tout en étant aussi peu représentative, était... plus racoleuse. Bref. Cette réserve était-elle justifiée ? Pas vraiment, Samaria, malgré son titre, n'a pas grand chose à voir avec son "effigie". Tentons une explication : la Samarie est cette région du nord de la Terre Sainte qui a donné son nom à la secte des samaritains. Le samaritain est, par tradition, celui qui porte secours, se dévoue sans réserve, comme dans la parabole du même nom qui répondait à la question "Et qui est mon prochain ?". Le rapport avec la prostitution, un thème déjà abordé dans plusieurs de ses films précédents par le cinéaste sud-coréen (Paran daemun, Seom, Nabbeun namja) ? L'unité de source de références, probablement. A moins que Kim Ki-duk ne cherche, simplement, à dérouter encore davantage son public. Cela n'a pas empêché le jury de la 54e Berlinale, présidé par Frances McDormand, de lui décerner, comme un seul homme, l'"Ours d'argent" de la meilleure réalisation.
Yeo-jin et Jae-young sont deux adolescentes très proches l'une de l'autre. La première, scolarisée, vit avec son père veuf, un policier dont l'épouse a été assassinée. La seconde, insouciante, se prostitue "joyeusement" avec la complicité de son amie qui prend les rendez-vous et met de côté les sommes reçues. L'objectif est de réunir assez d'argent pour partir en voyage en Europe. Jae-young s'attache facilement aux hommes qu'elle rencontre, en particulier à un musicien, ce qui ne plaît guère à Yeo-jin. Un jour, Jae-young est surprise par la police dans une chambre d'hôtel avec un client. Pour éviter l'arrestation, elle saute par la fenêtre et se blesse très grièvement. Emmenée aux urgences, elle demande à son amie, qui a assisté à la scène, d'aller chercher avant qu'elle ne meure le client musicien. Yeo-jin s'exécute à contrecœur mais l'homme en question est réticent et ne se laisse convaincre que lorsque la solliciteuse accepte de faire l'amour avec lui. Lorsqu'ils arrivent à l'hôpital, il est trop tard. Après avoir pensé détruire la liasse de billets récoltés par son amie défunte et l'agenda avec les coordonnées de ses clients, Yeo-jin décide de rendre leur argent à chacun d'entre eux... en y mettant les formes.
Premier film de Kim Ki-duk auto-produit, Samaria, tourné en dix jours avec, hormis Lee Uhl, des acteurs débutants (une constante chez lui, à l'exception de Hae anseon avec la star locale Jang Dong-gun), est d'abord une œuvre dotée, malgré la faiblesse de ses moyens, d'une grande rigueur formelle (elle mérite, à ce titre, pleinement sa récompense berlinoise). C'est ensuite un drame classique en trois actes (Vasumitra, Samaria, Sonata), âpre, cruel, bien sûr brutal mais jamais de manière vulgaire. Un conte réaliste sur la culpabilité et la rédemption** et, surtout, sur la perte de l'innocence et du difficile apprentissage vers l'âge adulte. L'utilisation des "Gymnopédies" d'Erik Satie*** n'est pas innocente puisque l'origine grecque du terme signifie "fête des enfants nus", cérémonie antique qualifiée, dans "Les Lois" de Platon, "de redoutables exercices d'endurance où il faut résister à la violence..." Une "lecture" au premier degré du film est, bien entendu, possible. Mais elle le rend, alors, presque totalement énigmatique et en limite considérablement la force et l'intérêt. Le cinéma de Kim Ki-duk n'est-il pas, depuis ses débuts, exigeant ?
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*que ceux qui ont aussi réagit de cette manière se manifestent... nous formerons un club !
**comme dans Bom yeoreum gaeul gyeoul geurigo bom, à travers la nature.
***pour l'anecdote, mais il ne s'agit pas, là non plus, d'un hasard, la sonnerie du cellulaire du père de Yeo-jin est un extrait de "Plaisir d'amour", célèbre chanson populaire écrite en 1775 par Jean-Paul Martini et Jean-Pierre Claris de Florian.

jeudi 28 juillet 2005

Aru machikado no monogatari (histoires du coin de la rue)


Osamu Tezuka
La plupart des animateurs japonais les plus connus aujourd'hui, Hayao Miyazaki, Katsuhiro Otomo ou Isao Takahata ont une dette vis-à-vis du maître du manga, Osamu Tezuka. Ce docteur en médecine, passionné de base-ball et amateur dans sa jeunesse des dessins animés de Walt Disney, a, en effet, très sensiblement influencé la génération d'illustrateurs qui l'a suivi. A dix-sept ans, il a déjà accumulé plus de trois milles pages de bandes dessinées et devient rédacteur permanent du "Shôkokumin Shimbum", journal dans lequel il publie sa première œuvre professionnelle. Mais c'est l'année suivante, en 1947, qu'il rencontre son premier grand succès avec "La Nouvelle île au trésor" (Shin takarajima), publication qui se vend à plus de quatre cent mille exemplaires dans un Japon confronté aux rudes difficultés de la reconstruction.
En 1952, année où il obtient son diplôme de médecine, il décroche un poste de critique de cinéma. Son intérêt pour le mouvement s'affirme et cela aura des conséquences sur son travail de dessinateur (introduction d'une forme de montage et de rythme dans ses B.D., travail sur les plans et les champs notamment). Après une brève et décevante collaboration avec la Toei, Tezuka créé en 1961 son propre studio, Muchi Productions. Entouré d'une équipe de cinq personnes, il donne naissance à un premier court métrage, Aru machikado no monogatari, suivi par la série Astro Boy qui constitue une véritable révolution dans le genre et sera imitée par de nombreux autres studios japonais. Impressionné par la créativité de Tezuka, Stanley Kubrick essaie, sans succès, de travailler avec lui pour 2001: A Space Odyssey.
Les cinquante-deux épisodes de Janguru taitei, la première série d'animation japonaise en couleur, commencent à être diffusés en 1965. Ils apporteront, près de trente ans plus tard, la grande majorité du contenu narratif du très rentable The Lion King des studios Disney. Aucune mention du nom de Tezuka n'apparaît pourtant au générique de ce dernier. Jusqu'en 1988, date de son décès, l'auteur, dessinateur et animateur va produire ou superviser, dans des conditions financières parfois délicates, de multiples bandes dessinées, courts et longs métrages de cinéma ou de télévision. Son manga Metoroporisu, inspiré du film homonyme de Fritz Lang, a, depuis, été adapté par Rintaro.

Histoires du coin de la rue
Dans une ruelle où les affiches sont dotées d'une vie propre et collective, une petite fille a laissé tomber son ourson sur la gouttière du toit et une colonie de souris n'en fait qu'à sa tête. Le tout s'achève dans un étrange chaos.
Moyen métrage (37'28) aux tonalités à la fois enfantines et graves créé par l'un des animateurs de Hakuja den et par le futur réalisateur de Janguru taitei sur un scénario de Tezuka

Hae anseon (the coast guard)


"Victoire !"

Sorti chez nous un peu après Bom yeoreum gaeul gyeoul geurigo bom, bien que tourné, comme Nabbeun namja, un an avant, le huitième film de Kim Ki-duk prouve, si besoin est, le dynamisme et la diversité (la versatilité ?) qui caractérisent le réalisateur sud-coréen et son cinéma. Ce qui est certain, c'est qu'il vaut mieux ne pas avoir Bom yeoreum... trop en mémoire pour regarder et apprécier Hae anseon. Car si la "patte" et l'imaginaire spécifique du cinéaste sont bien présents dans les deux films, ceux-ci sont radicalement différents. Caractéristique qui a dû, parmi d'autres, dérouter quelques uns des spectateurs non avisés. Quelle part de la longue expérience (cinq ans, de vingt à vingt cinq ans) de Kim Ki-duk au sein du corps des Marines de son pays est convoquée pour le film ? Nous ne le savons pas. Mais nul doute qu'elle lui donne de la force et de la crédibilité.
Depuis la fin de la Guerre de Corée, l'armée sud-coréenne protège les trois côtes du littoral sud de son territoire pour empêcher une éventuelle invasion ennemie ou l'incursion d'espions. Une partie du rivage est barbelée et des régiments de gardes-côtes surveillent et contrôlent cette zone interdite. Leur rôle n'est pas pris très au sérieux par les jeunes gens du village proche de la 2459e Compagnie et les soldats sont souvent l'objet de sarcasmes, voire de mépris. Contrairement à cette opinion et à l'attitude de la plupart de ses camarades, le caporal Kang Han-chul, appelé ironiquement 'Champion' par son supérieur, est littéralement obsédé par la capture ou l'élimination d'un improbable espion, source de récompense et de permission exceptionnelle. Un jour, Mee-young, la sœur d'un restaurateur du village, devient l'enjeu d'un pari stupide lancé par celui-ci à Young-gil, le petit-ami de la jeune femme. Il acceptera qu'elle devienne officiellement sa fiancée s'il pénètre de nuit dans la zone interdite. Young-gil, ivre, suit sa compagne jusqu'à la plage et ils entrent ensemble dans la dite zone. Pendant que Young-gil fait l'amour à Mee-young, Kang aperçoit avec ses jumelles de vision nocturne le jeune voyou. Convaincu qu'il s'agit d'un espion, il vide son chargeur sur lui sans sommation et le finit à la grenade. Profondément traumatisée, Mee-young sombre dans la folie. Kang, bien que félicité par sa hiérarchie, ne sort pas, non plus, totalement indemne de cette dramatique méprise.
Hae anseon, une esthétique de la violence ? Il faut surtout ne pas faire ce facile contresens. Malgré son réalisme, le film est, avant tout, une métaphore nostalgique sur une déchirure, celle d'une nation artificiellement séparée en deux pays en guerre permanente depuis plus de cinquante ans. Une déchirure incarnée par le personnage de Kang qui, lui aussi, a commis, au nom d'une logique absurde et d'un conditionnement futile, presque puéril, l'irréparable. Depuis l'armistice du 27 juillet 1953 qui a mis fin au conflit coréen, seuls vingt espions ont été capturés ou tués au sud (soit une fréquence de quatre-dixièmes par an !). La réalité de ce danger aurait-il quelques parentés avec la fable de Buzzati, Le Désert des Tartares ? N'étant pas "géopolitologue", difficile de répondre à cette question. Mais c'est probablement ce que dénonce Kim Ki-duk dans son film. Il démontre que cette "clôture" géographique, pour laquelle les hommes se livrent à des "jeux" virils et disciplinaires, est susceptible de créer l'enfermement et le désordre psychologique. Et, comble de la manœuvre, de donner naissance à un ennemi intérieur. Dans un contexte pas si éloigné, on pense au personnage pathétique de "Gomer Pyle" ("la Baleine" dans la version française) joué par Vincent D'Onofrio dans la première partie de Full Metal Jacket. Moins séduisant et intriguant que Gongdong gyeongbi guyeok JSA, Hae anseon, dans lequel l'écologie et le thème de l'eau, chers au cinéaste, sont à nouveau soulignés, est néanmoins une œuvre intéressante.