"Quand tu étais vivant."
Les avis sont partagés sur la paternité du premier film américain de Fritz Lang. Selon le metteur en scène, installé aux Etats-Unis depuis juin 1934, sous contrat avec la Metro-Goldwyn-Mayer mais dont les différents projets cinématographiques n'aboutissaient pas, l'idée d'un film sur le lynchage lui reviendrait. Il en aurait, selon cette version, écrit le scénario à quatre mains avec Bartlett Cormack. Nous serions, naturellement, tentés de donner crédit à l'affirmation de l'auteur du splendide M. Joseph L. Mankiewicz*, dont c'est la deuxième production au sein du studio, soutient, de son côté, s'être inspiré du cas de deux suspects lynchés en Californie au début des années 1930. Il aurait alors envoyé un traitement de dix pages au dramaturge Norman Krasna (The Richest Girl in the World), nommé aux "Oscars" 1935 et 1937 dans la catégorie "meilleur scénario original", et proposé le film au réalisateur allemand. Quelque soit la vérité (un des thèmes majeurs du film), une chose est sure, Fury est une œuvre importante et forte. Et il faut être reconnaissant envers Mankiewicz pour avoir défendu le projet auprès de Louis B. Mayer, hostile puis réticent, et de l'avoir convaincu de le mettre en production, avec un budget significatif, sous le titre initial de "Mob Rule".
Joe Wilson et Katherine Grant s'aiment et rêvent de se marier mais ils n'en ont pas les moyens. C'est pour cette raison que la jeune femme part vers l'ouest où elle a trouvé un travail rémunérateur, tandis que Joe reste à Chicago où il vit avec ses deux frères, Charlie et Tom. Avant de partir, les deux amoureux échangent des souvenirs (mot que Joe a du mal à prononcer correctement). Lui donne à sa bien-aimée une bouteille de parfum, elle remet à son amant l'anneau gravé offert par son père à sa mère. Comme cette dernière s'appelait également Katherine, elle a fait ajouter le prénom Joe à l'inscription qui s'y trouvait déjà. Après quelques mois de séparation et de relations épistolaires, Katherine peut, grâce à son emploi, faire des projets solides, d'autant de Joe a investi avec ses frères dans un garage devenu prospère. Joe a même acquis une automobile à bord de laquelle il va rejoindre sa future épouse. En route, il est arrêté et interrogé par la police d'une petite ville qui vient de connaître une sombre affaire de kidnapping, celui de la jeune Peabody relâchée après versement d'une rançon.
Or, il se trouve que l'un des ravisseurs apprécie les cacahouètes comme Joe et que celui-ci est en possession d'un billet de cinq dollars qui faisait partie de la rançon. Joe est emprisonné en attendant d'être reçu par le procureur. Mais la nouvelle de son arrestation se répand très vite dans la ville. Persuadés qu'il s'agit de l'un des ravisseurs, une grande partie des citoyens décident de se faire justice. Alors que la garde nationale a été appelée en renfort puis démobilisée par décision électoraliste, une foule s'assemble devant le bâtiment qui abrite le bureau du shérif et la prison, le prend d'assaut et y met le feu sous les yeux horrifiés de Katherine.
Ce qui frappe dans ce film, c'est le décalage de tonalité étonnant qui existe entre la première partie et le reste du métrage. Anecdotique, parfois mise en scène de manière maladroite, toute la phase d'exposition qui précède le début du drame semble ne pas appartenir au cinéma de Lang, lequel doit, il est vrai, se familiariser avec les us et coutumes des tournages à l'américaine.
En apparence seulement, car, fidèle à son habitude, le réalisateur glisse ici et là quelques éléments symboliques ou indices (la malchance figurée par la pluie ou le pardessus déchiré, la solitude et l'impuissance face à la foule comme le suggère la formule "seul... et tout petit" qui scelle la nouvelle amitié entre Joe et le chien Rainbow). Mais dès que l'injustice naît dans le scénario, alors la patte langienne et son message apparaissent plus nettement à l'écran. L'immigrant allemand soulève le paradoxe, dans les propos d'un barbier lui aussi né en Europe, qui veut que les candidats à la nationalité américaine aient l'obligation de lire la constitution quand les natifs ne l'ont pas. C'est le rôle de la démocratie qui est au cœur du film, en particulier celui de s'opposer au comportement primaire des hommes, comme le suggère la tirade d'un autre barbier sur les pulsions meurtrières qui l'envahissent lorsque ses clients sont à sa merci. Les phénomènes sociaux de rumeur et de foule sont également finement analysés. La scène devant la prison, premier climax du film, aux relents expressionnistes, est tout bonnement superbe. La dernière partie, qui prend pour décor une classique cour de justice, ménage encore quatre retournements de situation remarquables (le premier étant évidemment attendu). Pour l'un d'entre eux, Lang, dès 1936, prophétise, de manière éclatante, la montée en puissance du rôle de l'image au détriment de celui de la parole.
Spencer Tracy, dans son seul film sous la direction de Lang, offre une prestation sérieuse. Sylvia Sidney, qui tournera dans les deux films suivants du réalisateur, va au-delà, apportant une réelle densité tragique. Les acteurs des seconds rôles sont, dans l'ensemble, plutôt bons. Les coupures imposées au métrage par la production contribuèrent à tendre davantage les relations entre Mankiewicz et Lang. Celui-ci ne devait retravailler au sein de la Metro que vingt ans plus tard. Fury reçut un accueil critique enthousiaste mais son succès commercial fut modéré... comme l'avait annoncé Louis B. Mayer qui lui reprochait également de ne pas ressembler aux productions maison.
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