mardi 16 mai 2006

Kilomètre zéro

"... Mais heureusement, on n'a pas d'avenir."

Il y a, généralement, deux manières d'illustrer au cinéma un drame humain et historique. La forme rigoureuse du documentaire, Nuit et brouillard d'Alain Resnais en étant un modèle incontestable. Et, lorsque les images n'existent pas, la parabole. Dans ce second cas, la tragi-comédie, lorsqu'elle est réussie, est probablement le genre le plus efficace. C'est le choix d'Hiner Saleem pour relater, avec Kilomètre zéro, un événement qu'il a vécu intimement et qui, plus largement, a meurtri son identité de Kurde contraint à l'exil à l'âge de dix-sept ans. Son quatrième long métrage lui donnait l'occasion d'effectuer un retour au pays. Et son premier voyage, en tant que réalisateur-festivalier, sur la Croisette, un décor très éloigné, à tous points de vue, de sa région natale, puisqu'il figurait, l'année dernière, parmi les films officiellement sélectionnés et candidats à la "Palme d'or".
Kudistan irakien, début 1988, quelques semaines avant le bombardement de Halabja. Parce que Selma sa compagne ne veut pas abandonner son vieux père pour partir avec lui en Europe, Ako, refusant d'entrer dans la résistance kurde, est enrôlé de force dans l'armée irakienne et envoyé sur le front à l'extrémité opposée du pays. Arrivé à Bassora, il est prêt à faire le sacrifice d'une de ses jambes pour être rapidement démobilisé. Après un pilonnage intensif de son camp par les tirs ennemis, Ako fait partie du groupe de soldats désignés pour ramener à leur famille les corps des victimes "martyrs" de ce bombardement. Chacun des cercueils, enveloppé dans le drapeau national, est placé sur le toit de taxis et les équipages ont trois jours pour accomplir leur mission. Une façon comme une autre de s'éloigner des combats, mais pas une partie de plaisir pour autant. Sauf si...
Que se passe-t-il lorsque le territoire d'un peuple est parcouru par les frontières de quatre pays et constitue, aujourd'hui plus que jamais, ce que l'on appelle une "zone stratégique" ? En langage diplomatique, on qualifie cela de source de conflit durable. Et plus crûment, sachant que trois des pays en question ne sont pas de véritables démocraties et que le quatrième ne l'est devenu que récemment, une rampe de lancement à un emm..dement maximum, en particulier pour les autochtones concernés. Malgré cela, certains de ces derniers gardent le sourire, certes teinté d'amertume et de nostalgie, tel Hiner Saleem qui, film après film, revient avec humour sur le destin tragique de son peuple. La chute du régime du versatile Saddam H.* lui permet de retrouver son pays, non pas pour y tourner un hymne à la victoire mais pour décrire, sans trop forcer le trait, un peu de l'atmosphère de cette dictature, de sa cruauté, de son absurdité et de son culte de la personnalité (symbolisé par le gimmick de la statut du raïs).
Kilomètre zéro, qui rappelle étrangement par certains aspects La Grande guerra, prend pour point de départ une mésaventure arrivée au propre frère du cinéaste. Mais le cœur du film, cette longue errance sur les routes et les pistes à travers l'Irak en guerre, est une habile recréation en miniature de l'antagonisme irako-kurde. Dans cette expérimentation in vitro, le chauffeur de taxi, patriote et probablement sunnite comme son président dans un pays majoritairement chiite, et le soldat kurde réussiront à maîtriser leur haine réciproque avant de, logiquement, se séparer. Saleem conclut son film en évoquant, de manière allégorique, le bombardement de Halabja**, l'une des pages les plus sinistres de l'histoire kurde. Ironie de l'histoire, l'un des acteurs de cet événement, Jalal Talabani, a été élu, en avril 2005, premier président kurde de l'Irak. Une promesse pour le futur ?
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*lequel, se prenant pour le Kurde Saladin, avait accordé, en mars 1974, une autonomie relative au Kurdistan avant d'en faire une mascarade législative puis de massacrer plusieurs centaine de milliers de ses habitants.
**cent quatre-vingt deux mille civils kurdes ont succombé à la suite de ces attaques à l'arme chimique, causant également la destruction de plus de 90% des villages kurdes. Ce massacre n'avait, à l'époque, soulevé aucune protestation de la part de la communauté internationale. L'Irak était alors l'allié des occidentaux, ceux-ci se sont contentés de vagues remontrances, empêchant même sa condamnation par la sous-commission des droits de l'homme des Nations unies. Aux Etats-Unis, une résolution adoptée à l'initiative d'un sénateur fut bloquée par le président Georges Bush, lequel autorisa même l'octroi d'une nouvelle ligne de crédit d'un milliard de dollars aux autorités irakiennes.

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