"Je ferme les yeux."
Cette nouvelle étape dans la filmographie de Pedro Costa s'accompagne également de son lot de changements. S'il existait dans Casa de lava un équilibre, au moins visuel, entre les personnages et les lieux, dans Ossos,
le réalisateur se concentre essentiellement sur les protagonistes.
L'apparence formelle du film, sa plastique pourrait on dire, en est,
bien entendu, bouleversée. Et il est vrai que, par bien des aspects, Ossos pourrait passer pour un documentaire ; ce qui est un leurre. Car Pedro Costa ne donne pas à voir la réalité, il la suggère plutôt... comme l'on devine l'ossature
à travers une silhouette. Dans ce contexte délicat, le travail de mise
en images, véritable radiographie, est capital pour la réussite du
projet. Ce qui explique, peut-être, la force de la photographie, saluée
par un prix à la Mostra de Venise 1997.
Tina (Mariya Lipkina) va mettre au monde un enfant. Elle et son ami (Nuno Vaz)
vivent dans le dénuement dans le quartier capverdien et
"quart-mondiste" de Lisbonne, Fontainhas. Quelques jours après
l'accouchement, Tina, désespérée par la difficulté et l'inanité
de sa vie, ouvre le gaz de la cuisinière de sa chambre et attend la fin
à côté de son fils nouveau-né. Le père du bébé rentre peu après et
empêche ce suicide et cet infanticide. Le lendemain, il part avec son
nourrisson et le nourrit grâce à la charité publique. Il rencontre
bientôt Eduarda (Isabel Ruth), une infirmière qui va l'aider et l'héberger. Il lui propose, sans succès, d'acheter l'enfant. Pendant ce temps, Tina et son amie Clotilde (Vanda Duarte) essaient, mollement, de retrouver le bébé et surtout de reprendre goût à la vie.
Les
événements en eux-mêmes ne sont rien si l'on ne perçoit pas les
émotions, en premier lieu desquelles la douleur, qu'ils véhiculent. Ossos,
que l'on peut prendre aisément pour un film naturaliste, ou pire,
l'expression d'une fascination complaisante ou morbide pour la misère,
est, en effet avant tout, un vecteur d'émotions. Les longs plans fixes
sur les visages des personnages, sans contre-champ, en sont la meilleure
démonstration. Malgré une thématique et une apparence "familières",
c'est une œuvre austère, voire hermétique, dans laquelle les silences
et les bruits prennent plus de place (et d'importance ?) que
les paroles. Les dialogues y sont d'ailleurs rares. Cette peinture un
peu inquiétante d'une cité "post-humaine" n'est peut-être pas si
éloignée de l'esquisse de notre civilisation à venir : figure centrale
de la femme, absence de sentiment au profit de la seule émotion et de
relations mercantiles, mutisme. Il est étrange de constater, à quelques
exceptions près (l'infirmière, appartenant à une autre génération, ou la prostituée, par nature)
le caractère androgyne des personnages et, dans certains cas, leur
ressemblance, comme s'il s'agissait d'êtres obtenus par réplication.
Comme si, en voulant s'affranchir de la vulnérabilité de la chair, ne
subsistait que la sèche et solide carcasse (ossos), laquelle efface toute altérité. Reste une question lancinante : Ossos est-elle une œuvre abstraite ou symbolique ?
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