vendredi 28 janvier 2005

Ossos


"Je ferme les yeux."

Cette nouvelle étape dans la filmographie de Pedro Costa s'accompagne également de son lot de changements. S'il existait dans Casa de lava un équilibre, au moins visuel, entre les personnages et les lieux, dans Ossos, le réalisateur se concentre essentiellement sur les protagonistes. L'apparence formelle du film, sa plastique pourrait on dire, en est, bien entendu, bouleversée. Et il est vrai que, par bien des aspects, Ossos pourrait passer pour un documentaire ; ce qui est un leurre. Car Pedro Costa ne donne pas à voir la réalité, il la suggère plutôt... comme l'on devine l'ossature à travers une silhouette. Dans ce contexte délicat, le travail de mise en images, véritable radiographie, est capital pour la réussite du projet. Ce qui explique, peut-être, la force de la photographie, saluée par un prix à la Mostra de Venise 1997.
Tina (Mariya Lipkina) va mettre au monde un enfant. Elle et son ami (Nuno Vaz) vivent dans le dénuement dans le quartier capverdien et "quart-mondiste" de Lisbonne, Fontainhas. Quelques jours après l'accouchement, Tina, désespérée par la difficulté et l'inanité de sa vie, ouvre le gaz de la cuisinière de sa chambre et attend la fin à côté de son fils nouveau-né. Le père du bébé rentre peu après et empêche ce suicide et cet infanticide. Le lendemain, il part avec son nourrisson et le nourrit grâce à la charité publique. Il rencontre bientôt Eduarda (Isabel Ruth), une infirmière qui va l'aider et l'héberger. Il lui propose, sans succès, d'acheter l'enfant. Pendant ce temps, Tina et son amie Clotilde (Vanda Duarte) essaient, mollement, de retrouver le bébé et surtout de reprendre goût à la vie.
Les événements en eux-mêmes ne sont rien si l'on ne perçoit pas les émotions, en premier lieu desquelles la douleur, qu'ils véhiculent. Ossos, que l'on peut prendre aisément pour un film naturaliste, ou pire, l'expression d'une fascination complaisante ou morbide pour la misère, est, en effet avant tout, un vecteur d'émotions. Les longs plans fixes sur les visages des personnages, sans contre-champ, en sont la meilleure démonstration. Malgré une thématique et une apparence "familières", c'est une œuvre austère, voire hermétique, dans laquelle les silences et les bruits prennent plus de place (et d'importance ?) que les paroles. Les dialogues y sont d'ailleurs rares. Cette peinture un peu inquiétante d'une cité "post-humaine" n'est peut-être pas si éloignée de l'esquisse de notre civilisation à venir : figure centrale de la femme, absence de sentiment au profit de la seule émotion et de relations mercantiles, mutisme. Il est étrange de constater, à quelques exceptions près (l'infirmière, appartenant à une autre génération, ou la prostituée, par nature) le caractère androgyne des personnages et, dans certains cas, leur ressemblance, comme s'il s'agissait d'êtres obtenus par réplication. Comme si, en voulant s'affranchir de la vulnérabilité de la chair, ne subsistait que la sèche et solide carcasse (ossos), laquelle efface toute altérité. Reste une question lancinante : Ossos est-elle une œuvre abstraite ou symbolique ? 

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