mardi 25 janvier 2005

Miles Electric: A Different Kind of Blue


"Jouer quand même."

Pas-sion-nant ! Un seul mot pour résumer la qualité de ce document presque sans faille (nous y reviendrons). Murray Lerner est, en tant que réalisateur, un spécialiste de la musique et du Festival de l'Ile de Wight* en particulier puisque ce Miles Electric... est son quatrième ouvrage sur le sujet. Rappelons que Lerner a reçu, en 1981, l'"Oscar du meilleur documentaire" pour son From Mao to Mozart: Isaac Stern in China(présenté hors compétition à Cannes en 1981) dans lequel il saisissait, en marge de la révolution "culturelle" chinoise, l'essor du phénomène artistique, musical en particulier, au "Pays du milieu".
Je prie, avant tout, les lecteurs de bien vouloir m'excuser de m'exprimer, à titre exceptionnel et provisoire, à la première personne. J'ai découvert, presque en même temps, Miles Davis et Jimi Hendrix un peu avant la tenue du Festival de Wight. J'ai rapidement acquis la courte discographie officielle du 'Voodoo Chile', parcouru, à rebours, les œuvres de Miles à partir de "In A Silent Way" puis accompagné la carrière du trompettiste jusqu'à sa disparition, en 1991. Je reste toujours attentif, mais sélectif, aux publications posthumes des deux musiciens (je conseille, pour les amateurs de Miles Davis, les récentes éditions des enregistrements des concerts "Live at the Fillmore East (1970)" et "Nights at the Blackhawk"). Ce préambule me paraissait nécessaire pour préciser et souligner ma longue attente d'un documentaire tel que Miles Electric... Et, vous l'avez déjà compris, je ne suis pas déçu, bien au contraire.
Murray Lerner a centré (trop serré ?) son sujet autour des raisons et conditions de l'évolution musicale de Miles Davis opérée à fin des années 1960. Pas de digressions inutiles, pas de tentatives d'explication transversale ou métaphysique (quoique Carlos Santana ne peut s'empêcher de faire appel au divin), le réalisateur n'utilise que des faits et des témoignages de premières mains. Et quelles mains ! En dehors de Santana déjà cité (dont on a du mal à comprendre pourquoi il figure autant à l'avant-scène !), ce sont les musiciens de Miles Davis à cette époque qui apportent leurs précieux commentaires. Citons en particulier le pianiste Herbie Hancock, le bassiste Dave Holland, le batteur Jack DeJohnette et les percussionnistes James Mtume et Airto Moreira auxquels s'ajoute Joni Mitchell, qui avait précédé Miles Davis sur scène à Wight et dont les liens avec le jazzman sont étroits, notamment au niveau de l'influence musicale.
Miles Electric... ne tranche pas sur les motifs contingents, et non artistiques, du passage à l'électricité. Plusieurs raisons sont proposées pour expliquer cette évolution. De triviaux problèmes auditifs, qui s'ajoutaient à ceux vocaux, chez Miles Davis comme le suggère l'extrait du "Steve Allen Show" de 1964 dans lequel le quartet joue "So What" ou la nécessité de relancer sa carrière commerciale**, transition diversement appréciée par la critique musicale. Mais cette (r)évolution a, avant tout, des origines artistiques. Et Murray Lerner montre bien la capacité, permanente, de Miles Davis à ressentir la "pulsation" de son époque et à l'intégrer dans sa musique, l'influence de sa fugitive épouse, Betty Mabry et, tout simplement, sa volonté naturelle de provocation et de prendre des risques***.
Le film est particulièrement bien construit et argumenté, même s'il ne laisse pas beaucoup de place aux contradicteurs de Miles Davis. Parmi les moments particulièrement savoureux, citons l'intelligent parallèle fait entre la musique de Miles et la boxe, l'hommage rendu à leur défunt leader par trois de ses musiciens (incroyable prestation d'Airto Moreira) et, bien sûr, parce qu'elle remplace tous les mots, la captation des trente-sept minutes du concert de Wight, point d'orgue (n'est-ce pas Keith !) du film. S'il est permis de formuler quelques modestes réserves, on regrette le parti pris de souligner le rôle de l'album "Bitches Brew" sans évoquer plus longuement ceux qui l'ont annoncé et incontestablement fondé, "Filles de Kilimanjaro" et "In A Silent Way" (qui est à l'origine de la création du Weather Report). La fenêtre d'évocation nous semble également un peu étroite et l'on aurait aimé que le film mette en perspective le changement opéré par Miles Davis dans un contexte plus large en abordant ceux que connaissait, à cette époque, le jazz, par exemple chez Charles Mingus ou Thelonious Monk(qui venait de sortir l'excellent et anticonformiste "Underground"). Pourquoi, enfin, ne pas avoir rappelé que le nom "anecdotique" donné par Miles Davis à l'unique morceau joué à Wight était déjà le titre d'une composition de Zoot Sims enregistrée, en 1950, dans son album "In Paris". Concluons avec un souhait : que soit bientôt mis en chantier un documentaire solide sur les "enfants" de Miles.
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*Jimi Hendrix at the Isle of Wight (1992 - voir critique), Listening to You: The Who at the Isle of Wight Festival (1996), Message to Love: The Isle of Wight Festival (1997) ont précédé le film sur Miles Davis.
**depuis le milieu de la décennie 1960, la cote du trompettiste est, en effet, en baisse malgré la prodigalité de sa production. Les ventes de ses disques ne sont plus aussi importantes qu'à la fin des années 1950 et sa musique ne reçoit pas le même écho de la part du public depuis le départ de John Coltrane.
***il fallait être soit fou soit singulièrement courageux pour "affronter", avec sa musique inouïe et improvisée, les six cent mille spectateurs de Wight !

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