"... Pour qu'on s'endurcisse."
Trente mille desaparecidos (disparus), plusieurs dizaines de milliers de morts ou d'exilés, tel a été, et reste encore dans les mémoires, le sinistre bilan* de la Guerra sucia (guerre sale) menée au nom du Proceso de Reorganización Naciona
par la dictature en Argentine entre 1976 et 1983. Dès 1981, soit quatre
ans avant l'ouverture des procès contre la junte militaire, plusieurs
films, dont une majorité de documentaires, ont relaté, décrit, illustré
ou se sont inspiré de l'une des plus funestes pages de l'histoire du
pays découvert en 1516 par l'Espagnol Juan Diaz de Solís. Après le très
féminin et aigre-doux Hermanas de Julia Solomonoff, sorti en 2005 et projeté l'année suivante au Rencontres cinémas d'Amérique Latine de Toulouse, le viril Crónica de una fuga adapte assez fidèlement l'ouvrage "Pase libre, la fuga de la Mansión Seré" publié en 2001, dans lequel Claudio Marcello Tamburrini fait le récit de sa longue et terrifiante réclusion. Sélectionné dans la section cannoise "Un Certain regard" 2006, le film de l'Uruguayen (installé en Argentine) Israel Adrian Caetano intégra finalement la compétition pour la "Palme d'or".
Buenos Aires, 23 novembre 1977. Sur la base d'une indication de Tano, l'un de ses captifs, un escadron d'individus violents et armés pénètre dans la maison de Claudio Tamburrini,
questionnant sa mère avec brutalité et la soumettant à un odieux
chantage. La récente veuve est contrainte de révéler la nouvelle adresse
de son fils, qualifié de terroriste par ces inconnus. Avec la
complicité de la police, l'étudiant et gardien de but de l'équipe de
football d'Almagro est bientôt capturé et emmené à la Mansión Seré, un
centre de détention clandestin installé dans une vaste demeure à la
périphérie de Buenos Aires. Là, il est interrogé et torturé à plusieurs
reprises pour obtenir les noms et coordonnées de supposés contacts. Le
soir de Noël, au terme de trente et un jours de ce régime, Claudio assiste à la libération de son co-détenu Mario avant de rejoindre la chambre occupée par Tano, Guillermo, Vasco et Gallego.
Y
a-t-il encore, près d'un quart de siècle plus tard, quelque chose à
raconter et à montrer sur les sept redoutables années de régime
militaire argentin ? Situé historiquement plus d'un an après les
événements de La Noche de los Lápices d'Héctor Olivera, Crónica de una fuga apporte incontestablement une réponse affirmative à cette question. D'abord parce que le cinquième long métrage d'Adrian Caetano
propose une perspective singulière par rapport aux contributions
cinématographiques qui l'ont précédé en puisant son matériau narratif
dans l'épouvantable expérience personnelle vécue par Claudio Tamburrini et Guillermo Fernández. Bien que profondément ancré dans une réalité (espace et temps) historique, le film, sorte de reflet tardif à l'Etat de siège de Costa-Gavras, possède évidemment une dimension universelle.
Les mesures d'urgence ou d'exception, souvent arbitraires, décrétées dans un climat paranoïaque (entretenu ?!)
de menace terroriste sont toujours, hélas, d'une cruelle actualité, y
compris dans les démocraties réputées exemplaires. Tout comme le silence
complice ou la crainte mutique des peuples, que suggère adroitement le
scénario, pour le compte desquels elles sont soit-disant prises. Sec,
nerveux, incisif, brut de (dé)coffrage, Crónica de una fuga
prouve qu'il n'est jamais nécessaire pour le cinéma de s'abandonner à
la facilité de la violence et de la vaine démonstration. Sa force, il la
puise plutôt dans le réalisme quasi documentaire de sa mise en scène et
de l'interprétation des acteurs, toutefois associé à une certaine
stylisation visuelle et à une efficace dramatisation sonore.
___
*un des généraux associés au pouvoir prédisait froidement en 1976 :
"Nous allons éliminer 50 000 personnes : 25 000 contestataires, 20 000
sympathisants et faire 5 000 bavures."
**notamment La Historia Oficial de Luis Puenzo, Garage Olimpo de Marco Bechis ou Kamchatka de Marcelo Piñeyro en plus de ceux cités ci-dessus.
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