jeudi 23 février 2006

Le Feu follet


"Le mal est au cœur de ma volonté..."

C'est une œuvre singulière dans la production du réalisateur. Je l'appelle la "Perle noire" du cinéma de Louis Malle. Permettez-moi de commencer par une histoire. Nous avons découvert Le Feu follet, un bon ami et moi, il y a un peu plus de vingt ans. Comme le cinéaste au moment de tourner son film, mon camarade était, pour plusieurs raisons (dont la perspective d'importantes et difficiles épreuves universitaires) "au creux de la vague". Que croyez-vous qu'il arriva ? Vous n'y êtes pas du tout ! Il obtint les meilleurs résultats de notre promotion... et il est aujourd'hui un des "spécialistes" les plus brillants de sa discipline. Car, contrairement à l'ouvrage de Drieu la Rochelle publié en 1931 qui était une apologie maniériste du suicide, Le Feu follet dont il s'inspire est, que l'on ne s'y trompe pas, un formidable hymne à la vie.
Revenons maintenant à l'image de "Perle noire". L'obscurité apparente et la beauté plastique du film n'ont, bien sûr, pas échappé à ceux qui l'ont vu. Mais comme la sécrétion nacrée polynésienne, la cinquième œuvre de fiction de Malle est "naturellement" sphérique, reflète une lumière subtile et, initialement froide au "toucher", capte la chaleur qu'on lui communique. Aussi et enfin, parce qu'entre Zazie dans le métro et Viva María ! (en excluant volontairement le très dispensable Vie privée), Le Feu follet offre un contraste saisissant.
Alain Leroy vient de passer la nuit dans les bras de Lydia, une amie de Dorothy, son épouse. Celle-ci est restée à New York pendant la longue cure de désintoxication alcoolique subie par son mari dans la clinique versaillaise du docteur La Barbinais. Les échanges entre les deux époux ont, au cours de ces quatre mois, été rares. Le traitement va s'achever, Alain est réputé guéri mais il n'a plus goût à la vie. Il se rend à Paris sur les traces de son passé et renoue le contact avec d'anciens amis et compagnons de fêtes. Il s'invite à déjeuner chez Dubourg, marié à Fanny et père de deux ravissantes petites filles, qui rêve d'écrire un ouvrage de référence sur l'égyptologie. Eva, amatrice de peintre appartenant à la cour un peu snob et dérisoire autour du poète Urcel et qui semble l'apprécier sincèrement. Les frères Minville qui continuent, à leur manière, la guerre d'Algérie. Il dîne enfin chez le riche et mondain Cyrille Lavaud et sa compagne, la belle Solange qu'il a brièvement connu autrefois et convoitée aujourd'hui par l'impérieux et méprisant Brancion. Mais tout cela n'a plus de "sens" pour Alain qui a déjà, de toutes façons, décidé de partir ce 23 juillet.
Louis Malle avait initialement le projet de réaliser un film partiellement autobiographique dont la trame générale était finalement assez proche du roman de Drieu la Rochelle. Le directeur de "La Nouvelle Revue française" sous l'occupation y peignait, sans le nommer, les derniers jours de son ami toxicomane, le poète dadaïste Jacques Rigaud, en 1929... avant lui-même de se suicider en mars 1945. Le Feu follet est le résultat de cette rencontre. La première force du scénario, sa supériorité par rapport à l'ouvrage, c'est qu'il "prête" constamment vie à un personnage dont on connaît, certes, à l'avance le destin mais qui pourrait, tout aussi bien, ne pas mourir. Et ces quarante-huit heures de la vie d'un homme deviennent un splendide suspense existentiel. On cherche avec minutie ce qui pourrait donner à ce désespéré idéaliste le début d'une certitude qui ne soit pas morbide, on scrute sur son visage les indices d'une volonté de "renaître", du retour d'un désir* que l'on sait perdu dès la très belle séquence d'ouverture narrée en voix-off. Que se serai-il passé si Lydia était restée à Paris, si Eva avait réussi à le retenir ou si Solange l'avait aimé ?
L'autre atout est, si l'on est attentif, de donner "corps" aux fantômes qui peuplent l'existence d'Alain. Derrière ou à côté des personnages actuels, nous entrevoyons ceux, souvent très différents, qu'ils étaient quelques années ans plus tôt. Ce qui explique que, dans l'une des scènes les plus étranges et difficiles du film et, probablement, de la carrière de Malle, Alain, vivant au milieu d'articles découpés, de photographies et lecteur de "The Great Gatsby" de F. Scott Fitzgerald, affirme qu'il ne puisse "toucher les choses".
Sur un thème aussi délicat, la sensibilité et l'intelligence du cinéaste font merveille. Malle inscrit la profonde solitude de son personnage, refusant sa maturité, en monochromie dans une urbanité sonore et visuelle. Cette tournée d'adieu profite également de la qualité du montage de Suzanne Baron, la collaboratrice de Tati et de Frédéric Rossif, qui travaillera à nouveau sur plusieurs de ses films suivants. Mais Le Feu follet doit évidemment beaucoup à l'interprétation de Maurice Ronet et à sa direction par le réalisateur. L'acteur qui, a priori, ne semblait pas être l'interprète idéal pour le rôle, traduit pourtant remarquablement, pendant cent des cent-huit minutes du métrage, le mal être du personnage d'Alain. L'utilisation, enfin, des "Trois Gnosiennes"** pour piano de l'impressionniste Erik Satie, mélancoliques et aux tonalités légèrement orientales, apportent une pertinente coloration au film, un supplément d'âme.
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*notons, à ce propos, l'étonnant contresens du titre anglais, "The Fire Within".
** qui s'achèvent, sur un sixième mouvement, "avec conviction et avec une tristesse rigoureuse"

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