"... Tant que vous vivrez, eux aussi vivront dans vos rêves."
Entre Akahige, dont le tournage a duré deux ans et qui a sonné le glas de Kurosawa Production, et Dô desu ka den, cinq ans se sont écoulés. Akira Kurosawa, pour financer cette troisième adaptation d'un roman de Shugoro Yamamoto, fait appel à trois confrères, Kon Ichikawa(Nobi), Keisuke Kinoshita(Nihon no higeki) et Masaki Kobayashi(trilogie Ningen no joken, Seppuku). Ensemble, ils fondent Les quatre chevaliers, structure indépendante qui, en raison de l'échec de Dô desu ka den, ne produira que deux films.
Le
public habituel du cinéaste, certainement dérouté par le pessimisme
désespéré de cette première œuvre en couleur, caractéristique nettement
traitée de manière expérimentale, et par l'absence, de surcroît, de Toshirô Mifune,
a en effet boudé le film. Il semble avoir ignoré ou oublié que,
derrière les aventures de samouraïs ou les intrigues sociales, c'était
l'aspect humain qui motivait avant tout Kurosawa. Il n'a pas, non plus, compris l'abandon par l'auteur de Shichinin no samurai du format de la fresque épique au profit de cette peinture intimiste et surréaliste. Malgré une tardive sélection aux Academy Awards, cette "défaite" et cette désaffection troubleront profondément le réalisateur.
Dans un bidonville, situé à la périphérie d'une ville, vit une étrange et hétéroclite communauté. Roku-chan, un adolescent insensé, parcourt du matin au soir les environs aux commandes d'un tramway imaginaire. Le vieil artisan Tamba usine chez lui de petites pièces métalliques. Hatsu et son collègue de chantier reviennent chez eux régulièrement ivres malgré les menaces de leur épouse. M. Shima,
un employé de bureau dont la jambe droite et le visage sont secoués de
tics spectaculaires, est marié avec une mégère crainte et détestée de
tous. Ryotaro, qui fabrique des brosses à domicile, est le père de cinq, et bientôt six, enfants dont il n'est semble-t-il pas le géniteur.
Katsuko
est contrainte par son oncle-tuteur, fainéant et alcoolique, de
remplacer sa tante hospitalisée pour l'assemblage de fleurs
artificielles. Okabé, l'attentionné apprenti livreur, lui
conseille de ne pas se laisser faire et de prendre garde à sa santé. Un
homme au regard éteint quitte tous les matins sa bicoque qu'il ferme au
cadenas et y revient chargé d'une collection de vieux tissus. Un très
jeune enfant part en ville récupérer dans des restaurants les restes de
repas dont lui et son père se nourrissent, en attendant de construire,
au sommet d'une colline, la maison échafaudée dans leurs rêves.
Lorsque Kurosawa entame la production de Dô desu ka den, le cinéma nippon, en mutation, amorce un sérieux déclin. Ses pairs Mizoguchi et Ozu
ont disparu ; l'influence du cinéma occidental se fait de plus en plus
vive et la télévision est en pleine expansion. Dans ce contexte,
choisir, en adaptant "Quartier sans soleil" de Shugoro Yamamoto,
de montrer, même de manière poétique, la face cachée du miracle
économique japonais constituait soit une incroyable prise de risque,
soit une provocation. Une manière de (re)découvrir que le cinéma de Kurosawa, depuis Sugata Sanshiro, est d'abord celui d'un auteur*.
Cette chronique contrastée d'une société humaine en réduction (dont la durée initiale était d'environ cent minutes supérieure d'après l'auteur Donald Richie),
véritable théâtre d'ombre sur lequel le temps semble ne pas avoir de
prise, possède une formidable densité. Ce continuel aller-retour entre
réalité et imaginaire, ce dernier ayant paradoxalement la propriété
d'enfermer les principaux protagonistes, ne cesse d'inquiéter et de
fasciner à la fois. Mais parce que le drame l'emporte sur l'humour et la
folie sur la sagesse, le film laisse une forte et durable sensation de
détresse qui traduit probablement mal l'enthousiasme un peu enfantin
avec lequel Kurosawa l'a réalisé.
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*y compris pendant les délicates périodes de guerre et d'immédiate après-guerre.
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*y compris pendant les délicates périodes de guerre et d'immédiate après-guerre.
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