"... Il ne distingue plus le théâtre de la vie."
Ba wang bie ji, le cinquième long métrage de Chen Kaige, est la probable première superproduction chinoise. Adaptation d'un roman de Lillian Lee,
le film ajoute et explore, en accord avec l'auteur qui signe également
le scénario, la jeunesse des deux principaux protagonistes et développe
le personnage féminin joué par Gong Li.
A travers le destin tragique de deux acteurs de l'opéra traditionnel
chinois, c'est également plus d'un demi siècle de l'histoire agitée du "Pays du Milieu"
qui est retracé. Il s'agit, à ce jour, de l'œuvre majeure du
réalisateur et, même si son potentiel dramaturgique n'est pas totalement
exploité, de l'une des pièces maîtresses du cinéma des années 1990. "Palme d'or" (ex-aequo avec The Piano) du Festival de Cannes 1993, le film a reçu, en 1994, le "Golden Globe" du "meilleur film étranger" et a été sélectionné, la même année, dans deux catégories des "Oscar".
1977.
Deux anciens et célèbres acteurs de l'Opéra de Pékin reviennent dans
une salle, aujourd'hui vide, où ils se sont jadis produits.
Cinquante-trois ans plus tôt, le jeune Douzi était conduit par sa mère, une prostituée, à la fameuse Académie d'Opéra de Maître Guan.
Comme celui-ci refuse de l'accepter en raison d'un doigt supplémentaire
à la main gauche, la mère n'hésite pas à trancher le doigt de l'enfant
qui intègre alors l'école. Débute alors un apprentissage d'une dûreté
impitoyable où la moindre petite erreur est sanctionnée par des
châtiments corporels. Douzi se lie d'amitié avec Laizi,
lequel lui fait bénéficier de son expérience et lui apporte sa
protection. Les deux garçons s'enfuient mais une représentation d'opéra à
laquelle ils assistent les incite à retourner à l'académie. Laizi, redoutant la punition qu'il voit infligée à son ami, préfère se pendre. Peu après, Douzi devient le partenaire de Shitou dans l'opéra "Adieu ma concubine", le premier interprétant Yu, la concubine qui se suicide pour l'amour du roi Chu, joué par le second. 1937 voit l'invasion du pays par l'armée japonaise. Douzi, devenu Cheng Dieyi, et Shitou, Duan Xiaolou, sont à présent des acteurs d'opéra célèbres. Dépité par le mariage de ce dernier, dont il est épris, avec Juxian, une protituée, Dieyi accepte l'invitation sans équivoque de Yuan,
un riche admirateur. Commence alors une longue période au cours de
laquelle les deux artistes vont successivement se déchirer et se
retrouver, notamment ballottés par les événements politiques que va
connaître le pays.
Tragédie humaine dans un décor "chronicopératique" ou fresque historique où la scène devient une représentation métaphorique, Ba wang bie ji
est une œuvre inoubliable parce qu'elle dépasse souvent le niveau de
la pure narration pour atteindre l'essence même de la passion, au sens
étymologique du terme. Peut-être l'expérience singulière de Chen Kaige, auquel la productrice de Taïwan, Hsu Feng, ancienne actrice des films de King Hu,
a confié le soin de mettre en scène cette histoire d'amour et de
trahison, en a-t-elle été la principale source créatrice. Le réalisateur
ne fut-il pas, en effet, contraint, au cours de la Révolution
culturelle, de dénoncer publiquement son propre père, cinéaste réputé,
pour "déviationnisme" ? Et quel écho subtil et fracassant a dû avoir
l'affirmation de Maître Guan, ("aussi rusé soit-on, on ne peut pas lutter contre le destin") chez le réalisateur ? Rarement, en tous cas, la confrontation entre la permanence (de l'art) et l'évolution (l'instabilité),
entre la tradition et le modernisme, le téléscopage entre la fiction et
la réalité n'ont été aussi finement représentés que dans ce film. Au
point que l'on regrette que cette puissance évocatrice n'ait pas été
portée à son apothéose, principalement à cause de la réserve et de
l'académisme de Chen Kaige. La lumineuse interprétation de Leslie Cheung, disparu dramatiquement dix ans après le tournage du film, n'en est, quant à elle, pas très loin.
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