"Pourquoi moi... puisque c'était Liz ?"
La Belle noiseuse marque un tournant dans la carrière de Jacques Rivette. Il s'agit, d'abord, de son premier réel succès public (les aficionados de peinture seraient-ils si nombreux, ou sont-ce les (a)mateurs de la belle Emmanuelle ?). Le film est aussi et surtout en rupture avec le traitement thématique habituel du réalisateur. En effet, si dans ses films précédents, l'ancien journaliste des "Cahiers" œuvrait dans la dissimulation et le jeu, dans cette libre adaptation d'une nouvelle de Balzac, il choisit, au contraire, l'apparence formelle de la nudité et du geste. La Belle noiseuse n'est pas (seulement) un film sur la peinture mais, plutôt, une splendide parabole tragique et intemporelle, celle de la création, c'est à dire de la vie et de la mort. Ou, devrait-on dire, de la vie à la mort. Sélectionné au Festival de Cannes 1991, il a reçu le "Grand prix du jury" (présidé par Roman Polanski) et a été désigné, l'année suivante, "meilleur film" par le Syndicat Français de la Critique de Cinéma.
Nicolas, un jeune peintre et admirateur, sa compagne Marianne et l'ami et marchand d'art Porbus rendent visite au grand artiste Edouard Frenhofer dans sa très vaste demeure provençale. Celui-ci ne travaille plus depuis dix ans à la suite de son échec à créer son dernier tableau, "La Belle noiseuse", destiné à être son chef-d'œuvre. Il vit, au jour le jour, une existence vide mais paisible aux côtés de Liz qui a été son modèle. Porbus propose à Frenhofer de revenir à ce projet abandonné en prenant Marianne pour modèle. Frenhofer semble séduit par cette idée et Nicolas donne son accord, sans consulter l'intéressée. D'abord en colère, puis réticente, Marianne finit par accepter de participer à ces séances, exposant, par la même occasion, son couple à une rupture. Commence alors un long, douloureux et intime face à face entre le peintre et son modèle, un défi aux accents de maïeutique sacrificielle.
"C'est un jeu cruel." La Belle noiseuse serait-il une sorte de thriller situé dans le milieu artistique ? Par certains aspects, sans aucun doute. N'est-il pas question d'individus qui se mettent en danger, de corps à corps, de passion, de vie, de mort et d'énigmes ? Plus que le "Le Chef d'œuvre inconnu" (1831) de Balzac* et son personnage de courtisane, Catherine Lescaut, c'est Claire Denis qui est à l'origine de ce film, ou plutôt le catalyseur le rendant possible. Par son documentaire, Jacques Rivette, le veilleur d'abord, puis par ses cartes postales de toiles de peintres, notamment de Picasso, envoyées à Rivette, la réalisatrice a allumé la flamme dont l'étincelle existait déjà depuis longtemps et, à titre d'évocation, dans La Bande des quatre. Si La Belle noiseuse est totalement crédible, et au-delà, sur le plan artistico-humain, ne souffrant même pas de la doublure-main du peintre Bernard Dufour, dont il faut souligner la qualité des créations, sa valeur ne s'arrête, bien sûr, pas là. Car avec cette remarquable et intelligente mise en perspective de l'acte de création et cette observation méticuleuse d'une renaissance/agonie (Frenhofer est comme mort au début et à la fin du film, et il n'est pas anodin que Liz soit taxidermiste), le metteur en scène trouve, peut être, enfin ce qu'il cherche dans chacun de ses films, un fragment de vérité. La Belle noiseuse est également un moment crucial dans la trajectoire d'Emmanuelle Béart. Dans une composition exigeante, mais très bien entourée, notamment par un toujours prodigieux Piccoli et une délicate et sensible Jane Birkin, parfaits dans leur rôle, elle apporte, sans ostentation, par ce mélange rare de spontanéité, de gravité théâtrale et de sensualité (paradoxalement) pudique, ce supplément d'âme qui rend son personnage mémorable. Signalons, enfin, la bande originale subtilement constituée de deux œuvres chorégraphiques de Stravinski, "Pétrouchka" (1911, ou l'histoire d'un trio amoureux entre un pantin triste, une ballerine et un maure) et "Agon" (1957, qui signifie combat en grec). Car La Belle noiseuse a, également, quelque chose d'un ballet.
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