mardi 27 avril 2004

Les Invasions barbares


"C'est pas votre vie actuelle que vous voulez pas quitter, c'est votre vie d'autrefois."

Dix sept ans après. Comme pour tout ce qui est bien né, la maturation bonifie encore. Bien qu'il ne soit pas nécessaire d'avoir vu Le Déclin de l'empire américain pour aborder Les Invasions barbares, il vaut, tout de même, mieux le connaître. Le second n'est pas, au sens strict du terme, une suite, une sequel* comme l'on dit aujourd'hui. Cependant, il prolonge, voire parachève** un projet dont on imaginait pas la richesse narrative en puissance. Et, inévitablement, ils se répondent et forment un projet unique. Denys Arcand avoue que l'idée première, véritable obsession, était de faire un film sur le suicide. Mais l'ébauche de scénario ne lui plaisait pas. Puis, évoluant vers le thème de la maladie et de l'euthanasie, c'est en pensant remettre en scène ses personnages du Déclin... que les choses se sont débloquées. Dilemme : lequel faire mourir ? "Rémy, le plus épicurien" annonce-t-il à son entourage.
Tout le petit monde du Déclin... s'est un peu perdu de vue. Rémy Girard(Rémy) qui, se sachant condamné, a imaginé la séparation du couple qu'il formait avec Dorothée Berryman(Louise) : "J'ai dit à Denys : à mon avis, ils "se sont" divorcés le lendemain du Déclin, elle l'a mis dehors...". Diane (Louise Portal) vit à la campagne et fréquente un "cow-boy", Dominique (Dominique Michel) voyage et ne fréquente plus beaucoup, Claude (Yves Jacques) se porte bien (malgré les craintes que l'on pouvait avoir à son sujet à la fin du précédent film) et occupe, à présent, un poste de fonctionnaire culturel à Rome, pays où il a rencontré son amant. Pierre (Pierre Curzi), le divorcé endurci, a finalement épousé une jeune femme (quelconque, mais qu'est devenue Danielle ?) qui lui a donné deux enfants. Un nouveau personnage essentiel (oh combien !) fait son apparition. Il s'agit de Nathalie (Marie-Josée Croze), la fille "perdue de vue" de Diane, une gentille junky chargée, pour soulager les souffrances de Rémy, de lui faire son apprentissage en matière d'héroïne. Enfin, et c'est un élément capital du script, la fille de Rémy, Sylvaine (Isabelle Blais), navigatrice (convoyeuse) des mers du sud, apparaît à deux reprises par vidéo-mail transmis par satellite.
Du rire et des larmes. L'analyse pourrait s'arrêter là. Il faut ajouter que l'on est tout simplement heureux de retrouver la "petite gang" (comme on dit au Québec) d'Arcand. Même dans un contexte supposé morbide. Mais le film ne l'est pas un instant, sauf, peut-être, au cours de la longue scène (l'originale***) de déambulation dans les couloirs de l'hôpital qui accompagne le générique de début. On a également droit à une apparition télévisée fugitive du personnage d'Alain (Daniel Brière) Lussier, ce jeune chercheur qui tombe sous le charme de Dominique à la fin du Déclin.... C'est lui qui prononce le premier le slogan d'"invasions barbares" en commentant les attentats du 11 septembre 2001. Mais au fait, qui sont ces "barbares" ? Au delà de la signification simple (simpliste) et immédiate, la vraie barbarie, c'est ce monde déshumanisé, où tout s'achète à coup de dollars. La conciliation des syndicats, l'absurdité administrative de fonctionnaires de santé (belle charge polémique sur la situation du secteur de la part du réalisateur), la reconnaissance des élèves pour leur maître (inconfortable et révoltante scène de la visite rétribuée des étudiants)... Et dans ce monde, froid et sordide, il y a encore de la place pour une authentique estime et une sincère générosité. Celle des amis, bien sûr. Celle d'une infirmière. Celle d'un gradé de la police. Celle d'une presque inconnue qui a souffert du rôle inconscient joué par ce malade qu'elle va aider.
Le film est formidable probablement parce que réalisé sans tension, sans enjeu. Lorsqu'il tourne Le Déclin de l'empire américain, Denys Arcand a besoin d'un succès pour ne pas être condamné au court métrage et à la télévision. Les Invasions barbares a été produit dans une quasi liberté totale. Comme les personnages de son film, Arcand fait un bilan ; le sien n'est pas amer. Et pour faire ce bilan, il se met personnellement en scène. Je ne parle pas de son bref cameo en syndicaliste. Pierre, cet adversaire acharné du mariage devenu père tardif et béat, c'est lui, qui a adopté une fillette qui a maintenant 7 ans et à laquelle le film est dédié. Sébastien (Stéphane Rousseau), ce fils qui réussit dans un domaine que son père méprise, c'est ce qu'il a vécu avec un père officier de marine pour lequel le cinéma était une activité méprisable. Contrairement à ses personnages qui se sont trompés sur tout ("au moins, ils essayaient de croire" dit le réalisateur), lui est particulièrement lucide et pertinent. Et il a surtout beaucoup de talent, heureusement reconnu à sa juste mesure****. A propos de talent, il est presque évident que la distribution est, collectivement et individuellement, largement à la hauteur de l'ambition du film. Mais il faut souligner la présence réellement magique de Marie-Josée Croze. Cette actrice, comme un ange qui passe, sublime l'œuvre.


P.S. Il me plaît à penser que nous aurons droit à un troisième volet qui nous narrera le sort des Sébastien, Sylvaine et Nathalie.
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*il faudrait méditer sur la signification de ce mot, en (vieux) français également.
**voir post-scriptum.
***message personnel à Arca1943.
****"Prix du scénario" et "Prix d'interprétation féminine" pour Marie-Josée Croze à Cannes 2003, Oscar du meilleur film étranger 2004, Césars 2004 du meilleur film, du meilleur scénario et du meilleur réalisateur... Et quelques autres récompenses.

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