mercredi 7 janvier 2004

Devdas


"Qu'y a-t-il de gênant à demander ce qui t'appartient ?"

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Le cinéma indien est, avec une moyenne de près de mille films par an, le plus important sur le plan international depuis soixante-dix ans. La plupart des productions voient le jour à Film City, dans la périphérie de la capitale économique du pays, Bombay. Avec une population de plus d'un milliards d'individus, ce sont plus de trois milliards d'entrées (huit millions par jour !) qu'enregistrent les salles de cinéma, divertissement qui est une authentique passion nationale. Les films bollywoodiens, surnommés "masala movies" (littér. films épicés) reposent sur une recette inchangée depuis des décennies : un casting de stars, des scènes de danse, de l'action, de la violence, de l'amour et, surtout, de l'émotion, le tout baignant dans l'univers traditionnel (castes, famille, religion...). Devdas est construit selon ce schéma directeur. Superproduction de 500M de roupies (un peu plus de 9M€), il reste localement, dans un contexte de perte d'inspiration qui ne touche pas seulement le cinéma indien, un des rares succès de l'année 2002. Il est vrai qu'il s'agit de la nième version de l'adaptation du roman très populaire de Saratchandra Chatterjee. C'est aussi, après Lagaan en 2001, l'un des premiers films "formatés" pour conquérir un public occidental. N'a-t-il pas été présenté en sélection officielle au Festival de Cannes il y a deux ans, avant d'être choisi pour représenter l'Inde pour l'Oscar du meilleur film étranger en 2002 ?
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Le Devdas* de Sanjay Leela Bhansali se veut la quatrième adaptation majeure** de l'ouvrage éponyme écrit en 1901 et publié en 1917. Après le film muet de Naresh Chandra Mitra en 1928, et les versions de P.C. Barua en 1935 et Bimal Roy en 1955 (cette dernière restant la meilleure à ce jour) auxquels l'oeuvre de Sanjay Leela Bhansali rend hommage. Mélodrame ou comédie dramatique musicale, Devdas est, comme Roméo & Juliette, une histoire d'amour qui finit mal. Devdas Mukherjee, fils d'un riche propriétaire, revient chez lui après avoir passé dix ans à Londres pour devenir avocat. Mais sa première visite est pour son amie et amour d'enfance, Paro. Un lien très fort, quasi mystique, les unit malgré cette longue séparation.
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La jeune et très belle jeune femme appartient, hélas, à une famille d'un rang inférieur à celle de Devdas. Et l'autorité brutale d'un père, ajoutée aux intrigues d'une belle-soeur calculatrice, vont compromettre une union qui semblait scellée par le destin. Paro est mariée à un riche aristocrate d'une autre province et Devdas, fou de chagrin, incapable d'oublier son seul amour, sombre dans la mélancolie et l'alcool. Chandramukhi, une courtisane qu'il rencontre grâce à son ami Chunnilal, s'éprend de lui sans parvenir à être aimée en retour. L'issue, fatale, de la déchéance de Devdas interviendra sans permettre aux deux amoureux d'être réunis à nouveau une dernière fois.
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Cette "saga" d'un peu moins de trois heures est objectivement construite en deux parties : les retrouvailles au cours desquelles va se nouer le drame et la longue descente en enfer du héros du récit, conséquence des choix faits par sa famille et auxquels il ne s'est pas opposé. Cette absence de résistance, logique lorsque Devdas enfant est envoyé à l'étranger par son père, ne l'est plus au moment où se déroule de film. La seconde partie est l'expression vécue d'un regret (la perte de Paro) et d'un remords (avoir participé, même passivement, à cette perte). Celle de ne pas avoir été un avocat à la hauteur des sentiments et de la spiritualité en jeu, d'avoir préféré l'absence au combat ("I object").
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Contrairement au drame de Shakespeare, Devdas est l'histoire d'un amour qui ne prend jamais "corps", qui reste irréel, fantasmé. Incontestablement, si le second acte est celui qui donne sa dimension tragique au film, c'est la première partie qui est la plus réussie par un savant cocktail d'allégresse, d'enfantillages, de spiritualité (très beau parallèle entre l'histoire de Krishna et Radha dansée par la mère de Paro et la parade prénuptial de Devdas et Paro qui clôt cette partie) et de machination.
Devdas est au cinéma indien ce qu'aurait été un Gone with the Wind conçu comme une comédie musicale de la R.K.O. ou de la M.G.M. pour Hollywood.
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Multiples décors somptueux, moyens luxueux, souffle épique et de la musique, des danses et des chansons. La mise en scène de Sanjay Leela Bhansali est alerte, inspirée, avec beaucoup (presque trop) de recherche visuelle ou graphique. Il alterne couleurs franches et demi-teintes pour composer un "tableau" sans cesse renouvelé. Bien sûr, il succombe parfois à la mode du cadrage en diagonal et aime jouer avec les focales (notamment les grands angles), mais son souci du détail, la qualité de son cadrage, les choix des plans et la vivacité du rythme obtenue par un montage nerveux sont remarquables pour un jeune (quarante ans) réalisateur qui signe ici seulement son troisième film.
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La distribution fait la part belle à l'interprétation féminine : Aishwarya Rai séduit tout à la fois par sa grande beauté (une miss monde 1991 justifiée mais pas une pin up écervelée pour autant), ses talent de danseuse et sa profonde et sensible implication dans le personnage de Paro, Madhuri Dixit développe des qualités au moins aussi grandes dans un rôle (Chandramukhi) plus tardif dans le récit et moins flamboyant que le précédent. Shahrukh Khan est plus décevant dans le rôle de Devdas, encore "habité" par l'interprétation de Dilip Kumar. Les seconds rôles ne sont pas moins bons, avec une mention spéciale pour Kiron Kher dans celui de la mère de Paro. Les compositions musicales et les chorégraphies parachèvent une oeuvre spectaculaire, perfectible mais très riche.
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*Le film est aussi la transposition du mythe hindouiste de Krishna-Radha-Meera. Le premier est un être sombre (son nom signifie bleu-noir en sanskrit) et de la destruction incarné par Devdas, le joueur de flûte. Radha (qui veut dire réussite, amante préférée de Krishna) est l'être positif incarné par Paro et Meera, la mère dévouée sous les traits de Chandramukhi.
**sans oublier celle de Vedantam Raghavaiah contemporaine de celle de Bimal Roy.

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