mercredi 7 octobre 2015

Le Corbeau

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"Y'a des lettres qu'on écrit sans avoir le dessein de les envoyer !"

Produit à une époque différente et sous d'autres auspices, le deuxième film d' aurait sans doute été salué par une très large majorité des compatriotes du cinéaste. Dans le même temps, la vive controverse engagée à son propos après la Libération a bien sûr contribué à la forte notoriété dont il bénéficie, y compris à l'étranger. Qu'on le reconnaisse ou non comme un grand classique du cinéma français, Le Corbeau est une œuvre remarquable à bien des égards. Le projet1 du film germe d'ailleurs avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Louis Chavance2, s'inspirant d'un fait divers aux répercussions correctionnelles3, élabore un drame dans lequel un médecin, précédemment praticien à Grenoble, se trouve soudain publiquement accusé par messages anonymes de pratiquer des avortements mais aussi d'être le secret amant de la jeune épouse d'un confrère âgé. Les lettres du "corbeau" (l'expéditeur signe par un dessin de l'oiseau) ciblent de façon similaire d'autres administrés de la sous-préfecture, provoquant le suicide d'un patient hospitalisé, ignorant jusque-là la gravité de sa maladie.
Certains ont cru ou voulu voir, à travers cette fiction, une entreprise de discrédit du peuple français, stigmatisant en particulier sa faculté de médisance et de discorde. Un argument hélas étayé par l'exécrable et massif phénomène de délation sous l'Occupation (environ cinq millions de lettres anonymes ont été envoyées à la police ou à la gestapo au cours de cette période). L'indétermination introductive ("une petite ville, ici ou ailleurs...") plaide en revanche pour une énonciation inductive, non territoriale (à vocation universelle). La commune imaginaire de St-Robin, soulignons-le au passage, connote (sous une appellation mêlant mépris et sacralisation !) une magistrature (dont l'une des fonctions antiques était explicitement la surveillance des mœurs). Nous y assistons à la progressive déliquescence de la communauté sur la base de rumeurs le plus souvent infondées, lesquelles trouvent dans la duplicité (morale et bourgeoise) une idéale caisse de résonance. Le message du Corbeau apparaît néanmoins plutôt encourageant puisqu'une (article indéfini) relative justice est finalement rendue et que Denise, à la fois meurtrie et aiguillonnée par une infirmité accidentelle, peut enfin accéder au bonheur.
Le film relève d'un surprenant paradoxe à double détente : il ne répond absolument pas aux critères édictés par le commanditaire nazi de la maison de production ; non soumis à la législation du régime de Vichy, il se permet d'aborder des thèmes clairement transgressifs du point de vue de la censure. Sur le plan artistique, l'exigeant soucis du détail dont fait déjà preuve  est manifeste. La photographie ombrée et contrastée de l'expérimenté Nicolas Hayer4 constitue, à l'évidence, l'un des atouts importants de cette unique collaboration. La qualité de la distribution contribue significativement à l'intérêt du film. Les interprétations de 4 (dirigé pour la seconde fois par  après L'Assassin habite... au 21), du Girondin , de  (la célèbre Femme du boulanger) et de  sont justes et fortes. La liste des formidables seconds rôles (, la jeune débutante et future comédienne ...) est elle trop longue pour la rappeler ici de façon exhaustive. Sorti initialement fin septembre 1943, Le Corbeau a fait l'objet après-guerre d'une interdiction de diffusion levée en 1947.

N.B. :
- le film a suscité une version transposée au Québec par le scénariste Howard Koch, The 13th Letter (1951), produite pour la Fox et réalisée par  avec  et  dans les rôles principaux.
- coïncidence, des lettres anonymes servent de ressort narratif au roman "The Moving Finger" (la plume empoisonnée dans sa trad. française) d'Agatha Christie publié... en juin 1943.
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1. intitulé "L'Œil du serpent" en 1937.
2. ancien assistant de Jean Boyer et de Christian Stengel, futur collaborateur d'André Cayatte.
3. l'affaire de Tulle où cent-dix lettres de calomnie anonymes signées "l'œil de tigre" ont été adressées à divers habitants de la préfecture de Corrèze entre 1917 et 1922. Démasqué par une dictée, le coupable a été jugé et condamné pour diffamation et injures publiques. Elle avait déjà été à l'origine de la pièce de théâtre "La Machine à écrire" écrite en 1941 par Jean Cocteau.
4. le Parisien mettra ensuite son talent au service notamment de Julien DuvivierJean Cocteau ou encore Jean-Pierre Melville.
5. associé pour la quatrième des cinq fois à  (acteur récurrent de ), partenaire de  dans Les Briseur de chaînes (1941) et de  dans La Charrette fantôme (1939).







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