dimanche 6 juin 2004

Woyzeck


"L'homme est un gouffre. Il est pris de vertige celui qui y plonge le regard."

A peine achevé son Nosferatu: Phantom der Nacht, Werner Herzog débute le tournage de Woyzeck. Il s'agit de l'adaptation d'une pièce de théâtre inachevée de Georg Büchner* écrite en 1836 et plusieurs fois mise en scène sur les planches, au cinéma ou à la télévision. Elle fut créée pour la première fois après le décès de l'auteur, le 8 novembre 1913 au Théâtre de la Résidence (Munich). La production de la version d'Herzog, sur un seul site**, moins exigeante donc que celle du précédent film, ne dure que dix-huit jours. L'urgence avec laquelle a été menée cette réalisation convient parfaitement à ce récit.
Woyzeck (Klaus Kinski) est un simple soldat qui, pour pouvoir nourrir décemment son fils illégitime et la mère de celui-ci, Marie (Eva Mattes), une prostituée, accepte, contre rémunération, d'être le cobaye scientifique d'un médecin militaire (Willy Semmelrogge) et de rendre quelques services à son capitaine de régiment (Wolfgang Reichmann). En plus de survivre aux humiliations quotidiennes, il se voit supplanté dans le coeur de Marie par un prétendument distingué tambour-major. Un quatre mars au soir, tourmenté par sa jalousie et par les voix qu'il entend presque continuellement, il emmène celle-ci en dehors de la ville et la poignarde à plusieurs reprises.
Chronique d'un drame annoncé, Woyzeck est bien plus qu'une simple histoire de crime passionnel. C'est, à la fois, le lieu de rencontre entre le rationnel et l'irrationnel (thème récurrent chez Herzog), et celui de la philosophie, de la morale (chrétienne, le personnage féminin ne se nomme pas Marie par hasard) et de la science. Woyzeck est un "être qui pense trop", préoccupé par le sens de l'existence, le lien cruel entre l'hérédité et le milieu social. Il est le jouet de son capitaine, qui prêche la vertu sans parvenir à lui donner une substance, et son cynique de médecin qui le nourrit uniquement de pois et sacrifie sa vie pour faire avancer la science. Tous les trois sont, à leur niveau, d'authentiques déments. Mais, paradoxalement, seul Woyzeck est humain. Sa tension permanente ("Il court le monde comme un rasoir ouvert" plaisante, avec une justesse prophétique, son capitaine) le conduit "naturellement", lorsqu'il craint de perdre ce qu'il chérit le plus et que son monde s'écroule dans l'absurdité, à, brutalement, trouver la vie bien plus difficile à supporter que la mort. Cette thématique est encore terriblement actuelle.
Dans sa mise en scène presque théâtrale, très simple et épurée (les deux heure vingt du métrage ne sont composés que de seulement vingt-sept plans), rythmée par une musique légèrement discordante, Woyzeck est, en effet, puissamment efficace et moderne. Le jeu de Klaus Kinski est, dans son interprétation de l'amour, de la chute et de la folie, d'une grande sobriété. Il a mis à profit son épuisement dû au tournage de Nosferatu, dont la fin n'est intervenue qu'une semaine avant le début du présent film, pour rendre son personnage plus fébrile et perturbé. Moins présente à l'écran, Eva Mattes donne pourtant à Marie une ambiguïté intéressante entre légèreté et gravité. Elle reçut, pour ce film, la "palme de la meilleure actrice dans un second rôle" à Cannes en 1979.
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*mort à 23 ans, le poète et dramaturge allemand a eu le temps d'écrire une nouvelle et trois pièces de théâtre dont "La Mort de Danton" (dont s'est inspiré Andrzej Wajda pour son film de 1983) et "Woyzeck". Alban Berg a composé un splendide opéra intitulé "Wozzeck", suivant la lecture erronée de l'édition Franzos de 1879.
**contrairement à l'international Nosferatu.

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