jeudi 11 septembre 2003

Ran


"Monde fou ! Soyez fous pour être sensés !"

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Ce devait être, de son propre aveu, son dernier film, son chef-d'œuvre ultime (en réalité, Akira Kurosawa signa trois autres opus par la suite). Et on peut, sans hésitation, affirmer que Ran aurait pu être le couronnement d'une splendide carrière et un magnifique mais pessimiste testament. Il est possible, bien sûr, de préférer le génie de celui que Spielberg qualifiait de "plus grand cinéaste vivant" dans Ikiru ou Dodesukaden. Mais il est difficile de rester insensible à la beauté formelle et spirituelle de ce film.
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Second "Sengoku Emaki" (film narratif sur l'époque guerrière du Japon de 1467 à 1603), Ran est une parabole largement inspirée de la pièce de William Shakespeare, "Le Roi Lear", dans laquelle tous les ingrédients de la tragédie classique sont réunis : vengeance, manipulation, luttes fratricides, amour, culpabilité et pardon. Au crépuscule de sa vie, pleine de batailles et de morts, Hidetora Ichimonji confie son pouvoir et ses biens à son fils aîné, Taro/Régane*, offre un château à son cadet, Jiro/Goneril* et bannit son dernier fils, Saburo/Cordélia*, pour son insolence irrespectueuse et Tango Hirayama/Kent*, un fidèle serviteur qui a voulu prendre sa défense. Les deux premiers, sous l'influence vengeresse de Kaede (cf résumé) vont progressivement déposséder, marginaliser l'influence et attenter à la vie de leur père qui va sombrer dans folie lorsqu'il prend enfin conscience de son erreur, de la monstruosité de son existence et de sa culpabilité vis-à-vis de Saburo qui aimait sincèrement son père.
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D'emblée, le film s'ouvre avec des vues de guerriers isolés sur une musique à la tonalité pleine de menace. Il s'agit d'une partie de chasse au sanglier. Mais, symptomatique de l'atmosphère morale du film, c'est une chasse pour le plaisir (iniquité du pouvoir), pas pour la subsistance (justice). La fin du film nous montre un aveugle esseulé, Tsurumaru/comte Glocester*, qui avance à tâtons au sommet d'une muraille. Au dernier moment, il perçoit le gouffre et s'immobilise, figé par l'angoisse de la chute. Métaphore de la cécité du monde contemporain, en 1984 d'une humanité menacée par la menace nucléaire et peut-être encore plus pertinente aujourd'hui. Ran, qui signifie "chaos" en japonais, est donc une peinture sombre, désespérée de cette humanité. Kurosawa, dans une démarche philosophique conservatrice (ce qui était déjà le cas dans Kagemusha) et agnostique, n'a pas foi dans le progrès puisque c'est justement le changement qui est à l'origine du désordre fondamental. Et, comme le dit le fou Kyoami (qui, comme souvent dans la tragédie, est le plus lucide et franc), la seule solution pour comprendre ce monde insensé est d'être soi-même dément.
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Le scénario du film, terminé en 1978, a du attendre plus de six ans pour être mis en scène. D'abord parce que son ambition nécessitait un budget colossal (12M$) pour le cinéma japonais (qui n'a été réuni que grâce au français Serge Silberman). Ensuite, parce qu'il a fallu plusieurs années pour réaliser les décors (une forteresse du XVIe siècle construite avec les matériaux d'époque... brûlée pour la fin du tournage) et les 1 400 armures et costumes des nombreux figurants. La beauté formelle du film dépasse, elle aussi, ce que l'on peut attendre de moyens financiers, somme toute, modestes si on les compare à ceux qui sont mis en jeu aujourd'hui. On l'a déjà évoqué ailleurs, les années 1980 ont été une période de renouveau esthétique, également au cinéma. Ran est, de ce point de vue, un des plus beaux films de cette époque et, probablement, de l'histoire du septième art. Kurosawa a mis tout son talent de peintre à sa création visuelle. D'abord dans des story boards qui étaient d'authentiques œuvres picturales, puis au cours du tournage. Paradoxalement, il semble que la cécité accrue du maître ait obligé les trois directeurs de la photographie à respecter les indications de ces story boards plus que dans les films précédents (cf photo n°3).
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Comme pour Kagemusha, l'absence d'acteur habituel de l'univers de Kurosawa (celui qui précède cette période de Sengoku Emaki) est troublante. La plupart de ceux qui jouent ici apparaîtra dans ses films suivants. Tous sont, en effet, excellents dans leur composition quasi théâtrale (au sens élogieux du terme) dense et riche. Seul Tatsuya Nakadai, déjà présent dans quatre films du réalisateur, est dénominateur commun. Il est époustouflant dans sa dérive fatale, affichant son masque mortuaire du Kabuki dès la fin du premier tiers du film. En dehors des acteurs qui incarnent les personnages déjà évoqués, citons Hisashi Igawa qui est Shuri Kurogane, le serviteur efficace mais juste de Jiro.
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*personnages dans le drame de Shakespeare.

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