"Don't worry baby, the deterioration's on the inside."
Si la Terre n'était pas soumise à la gravité, Chet Baker ne serait pas tombé, il y a tout juste vingt ans cette année, de la fenêtre de sa chambre à Amsterdam mais aurait peut-être rejoint le ciel. L'année précédente, le photographe Bruce Weber, connu pour sa mise en valeur sculpturale de la plastique surtout masculine, lui avait consacré son premier film. Lui et le jazzman s'étaient rencontrés pour la première fois, au cours de l'hiver 1986, dans un club de New York et avaient alors convenu de collaborer pour une séance photo et un clip. La complicité ainsi instaurée permet à Weber d'obtenir de Baker son accord pour un long métrage documentaire. Tourné aux Etats-Unis (Santa Monica) et en France (Cannes), présenté en première au Toronto Film Festival, sélectionné à Sundance puis nommé aux Academy Awards 1989, Let's Get Lost porte un regard à la fois amical et intransigeant sur l'homme plus que sur le musicien.
A partir d'images d'archives et de témoignages de proches, en particulier de trois de ses compagnes, Bruce Weber dresse progressivement un portrait de Chet Baker presque aussi contrasté que cette image en noir&blanc qu'il affectionne spécialement. Sous la conduite du cinéaste, l'itinéraire chaotique de l'ancien partenaire du génial Charlie Parker et de Gerry Mulligan, utilisateur comme ce dernier de stupéfiants et amoureux de belles bagnoles, emprunte quelques raccourcis qui pourront frustrer les amateurs de documents proprement didactiques. Climatique, stylisé et désordonné, Let's Get Lost, à l'image du "Chet" d'Alain Gerber publié en 2003, n'a en effet rien d'une classique biographie comme celle produite en 2001 par Mike Dibb sur Miles Davis. Il est plutôt le récit banal mais tragique (ou l'inverse) d'une lente agonie, celle d'un artiste précocement populaire (et parti trop tard ?) devenu, un peu malgré lui au cours des années 1950, une icône grâce notamment au photographe William Claxton.
Ange déchu ou "dieu grec" tombé d'un improbable Olympe oklahomien et cherchant à fuir son incompréhensible exil, y compris par l'artifice, Chet Baker, dont le visage porte de façon poignante les stigmates de son déclin physique, est néanmoins parvenu dans l'indifférence presque générale à atteindre une incontestable et éclatante maturité musicale que n'aborde hélas pas le film. Un travail de documentariste comparable à celui réalisé pour The Universal Mind of Bill Evans aurait sans doute été captivant ; mais Baker s'y serait-il prêté ? Intéressant à plus d'un titre, Let's Get Lost s'adresse davantage au grand public qu'aux passionnés de jazz pour lesquels la discographie du trompettiste-chanteur et son autobiographie partielle et posthume, "As Though I Had Wings" (1997), restent les pièces essentielles pour comprendre et faire revivre l'inspirateur d'All the Fine Young Cannibals. Ou, pour les plus mélancoliques telle Vanessa Paradis, "(écouter Chet Baker,) pleurer sur tout ce qui s'enfuit."
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