mercredi 21 mai 2003

Dogville


"S'il y a bien une chose qui ne me fait pas peur, c'est de filmer de manière étrange. Je voulais réaliser un film sur les Etats-Unis, le situer dans ce pays où je n'ai jamais été. Cela n'a rien à voir avec les Etats-Unis, ce sont juste les sentiments que j'ai sur le pays. Je me sens comme un Américain. Ich bin ein American ! Je ne parle pas des Etats-Unis car je ne connais pas, c'est juste l'image que j'en ai. C'est peut-être de la faute des journalistes qui écrivent des mensonges." Lars Von Trier

S'il vous reste des images ou impressions de Dancer in the Dark, faites le ménage avant de voir le nouveau film de Lars Von Trier ! Le réalisateur renouvelle tout : thème et traitement cinématographique. Foin de discours (parfois rasoir) sur la rédemption mais élaboration d'une fable morale percutante bien que toujours un peu bavarde. Et pour remplacer le matérialisme poétique, le danois choisit l'abstraction (y compris dans l'emploi de la chanson de David Bowie : "Young Americans").
 - film - 3067_3
Premier épisode d'une trilogie sur les Etats-Unis à la manière de Kafka*, Dogville est largement influencé par le théâtre de Brecht et la musique de Kurt Weil. Le réalisateur avoue d'ailleurs lui-même : "la chanson "Pirate Jenny" ("L'opéra de Quat'sous") est très forte ; son thème de vengeance m'a beaucoup plus." On est, par de nombreux aspects, plus proche du théâtre que du cinéma. On a déjà beaucoup évoqué, concernant le film, l'absence de décors. Les espaces sont délimités par des traits à la craie à l'intérieur d'un très vaste plateau environné de noir sur lequel s'est déroulé le tournage. Les acteurs se meuvent dans cet environnement "fantôme" avec naturel et lorsqu'ils miment l'ouverture d'une porte, le son réel accompagne le geste virtuel. Le spectacle, étonnamment, ne perd rien de sa force ; au contraire, l'attention se focalise alors sur l'essentiel, c'est à dire le sujet (ce qui est soumis) et non plus sur l'objet (ce qui est placé devant).
 - film - 3067_2
L'élément étranger, exogène incarné par Grace (Nicole Kidman) va tour à tour être intégré à la communauté des habitants de Dogville (moyennant une subordination qui va peu à peu s'estomper) puis progressivement être rejeté, refoulé lorsque les enjeux viennent à changer, dans l'ignorance volontaire de ce qui avait pu être auparavant partagé. C'est une poignante expression de la perte des valeurs (l'action se déroule pendant la grande dépression des années 30, mais elle pourrait tout aussi bien se passer de nos jours) à laquelle nous assistons. Mais la victime sacrificielle utilisera un instrument parmi ses oppresseurs pour développer sa vengeance.
 - film - 3067_1
L'interprétation du film est un de ses atouts majeurs. La grâce de Grace est réelle et on découvre une Nicole Kidman que l'on ne connaissait pas. On perçoit immédiatement qu'elle a adopté l'univers du metteur en scène et elle le conjugue avec une sensibilité nouvelle qui l'enrichit incontestablement. Paul Bettany confirme, bien que le rôle ne soit pas très avantageux, les qualités que l'on avait entrevues dans Un Homme d'exception. Coup de coeur pour les immenses comédiens que sont Lauren Bacall et Ben Gazzara dont la seule présence peut (et doit) vous inciter à aller voir ce long film (près de trois heures).
___
*Franz Kafka a écrit "L'Amérique" sans s'être jamais rendu sur place.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire