vendredi 26 octobre 2012

Le Quai des brumes


"... Tu dirais ça à un autre que moi je trouverais ça idiot, mais... que tu me le dises comme ça à moi, ben... c'est marrant ça me fait plaisir."
 
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Comment un film entre-t-il durablement dans le patrimoine culturel (inter)national ? Par la réputation de son réalisateur, le talent de ses scénaristes, la magie d'un face à face entre deux acteurs ? Ou par l'insolite persistance mémorielle d'une réplique a priori anodine ? Avant d'entamer ce projet de libre adaptation du roman éponyme publié en 1927 par Pierre Dumarchais alias Pierre Mac Orlan, Marcel Carné n'a dirigé que deux fictions, Jenny et Drôle de drame déjà en collaboration avec Jacques Prévert. L'association de la poétique volontiers appréhensive du Neuilléen et du réalisme pondéré du Parisien explique, au moins en partie, la séduction exercée par Quai des brumes. Lieu fabulé de la première rencontre à l'écran(1) de Jean Gabin avec Michèle Morgan, âgée alors de dix-huit ans, remarquée dans Gribouille de Marc Allégret. Et conjugaison sublimée par le très célèbre "T'as d'beaux yeux, tu sais !" exprimé (avec un soupçon d'ambiguïté) par la vedette à sa jeune partenaire. Le film reçut à Venise un prix spécial pour sa réalisation avant d'obtenir le troisième "Prix Louis-Delluc"(2).
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A vingt kilomètres du Havre, quelques heures avant le lever du jour, un camionneur s'arrête pour faire monter à bord un soldat de "la Coloniale". Lorsque celui-ci provoque une embardée afin d'éviter un chien sur la route, les deux hommes se menacent par la parole mais retrouvent rapidement leur calme. Arrivé à destination, suivi par le canidé, le militaire passe devant "Le petit Tabarin"Lucien Le Gardier interroge en vain Zabel à propos d'un certain Maurice disparu. Un vagabond conduit Jean dans une buvette isolée tenue par l'altruiste Panama. Ils sont bientôt rejoints par Michel Krauss, un jeune peintre aux idées noires. Convié à une modeste collation par Panama dans l'arrière-salle, Jean y rencontre la jolie mais triste Nelly. Ensemble, ils sont les témoins auditifs de la fusillade déclenchée par la bande de Lucien à la poursuite de Zabel. Armé d'un revolver, Panama parvient à mettre en fuite les trois assaillants avant de découvrir Zabel, apparemment blessé à une main.
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Changement de promoteur, contrôle(3) du scénario, difficiles conditions d'un tournage entamé au Havre en janvier 1938 poursuivi à partir du mois suivant aux studios Pathé-Cinéma (Joinville-le-Pont), le troisième long métrage de Marcel Carné a longtemps été plongé... dans un certain brouillard productif. Au choix polar portuaire ou drame désespéré de l'insoumission et/ou de la marginalité, Le Quai des brumes ne souffre pas trop des tergiversations narratives auxquelles il a été soumis. Une bienfaisante vérité humaine, au contraire, s'en dégage grâce à ses interprètes, en particulier Michel Simon, Raymond Aimos, Edouard Delmont ou encore Robert Le Vigan. Les interrelations entre les personnages n'apparaissent que progressivement, pour la plupart en situation d'impasse. Les trois principaux étant portés par leurs faiblesses occasionnées à de funestes extrémités. Adroite, voire inspirée, la mise en scène de Carné joue aussi élégamment la rupture entre scènes nocturnes et diurnes. Aux côtés d'un Jean Gabin fidèle à lui-même(4), Michèle Morgan s'affirme en rendant sensible l'abandon et la fragilité de Nelly.
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1. le couple sera à nouveau réuni par Maurice Gleize dans Le Récif de corail, par Jean Grémillon pour Remorques puis par Jean Delannoy dans La Minute de vérité.
2. où il succédait au Puritain de Jeff Musso. Le Quai des brumes était également désigné "meilleur film étranger" en 1939 par le National Board of Review.
3. pour ne pas dire précensure, opéré par le représentant du ministère de la Guerre mais aussi par Grégoire Rabinovitch et Simon Schiffrin... Le film sera ensuite interdit entre sept. 1939 et janv. 1941.
4. "Gabin (le héros tragique par excellence du cinéma français d'avant-guerre) n'aurait jamais pu, quelque soit le scénario, dépeindre un autre destin que le sien." (André Bazin).


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