"Un meurtre fait un bandit, des millions, un héros. Le nombre sanctifie."
La troisième séance de Monsieur Verdoux
a été la bonne : j'ai enfin pris un réel plaisir à son spectacle. La
première avait eu lieu pendant ma prime jeunesse et j'avais été déçu de
ne pas retrouver le personnage (même le costume a changé) que j'avais aimé dans les courts-métrages et les pures comédies (qui n'existent, en fait, que par exception dans la filmographie de Charlie Chaplin).
La deuxième, un peu plus tard, m'avait laissé perplexe devant cette
histoire étrange et bavarde. Car étrange, ce film l'est
incontestablement mais il mérite d'être revu lorsque l'on est arrivé à
une certaine maturité "existentielle et cinéphilique". Ce caractère lui a
conservé une étonnante fraîcheur.
Antépénultième œuvre de Chaplin réalisateur et acteur, deuxième authentiquement parlant, Monsieur Verdoux reste une satire sociale comme l'étaient Modern Times et The Great Dictator
mais se situe également comme une étude de mœurs. Mal reçu au
Etats-Unis à sa sortie, à peine mieux en Europe, le film trouve son
origine dans le rôle de Landru que devait jouer Chaplin dans un projet d'Orson Welles qui n'a jamais vu le jour. Premier tueur en série français, Henri-Désiré Landru
fut convaincu de l'assassinat d'une douzaine de personnes, dont onze
femmes, arrêté en 1919, condamné à mort et exécuté en 1922. Pour
subvenir aux besoins de sa famille, il promettait le mariage à ses
victimes et les dépouillait de leurs biens après les avoir attirées dans
sa villa de Gambais (Yvelines), les avoir étranglées et faites disparaître en brûlant leurs cadavres dans sa cuisinière. Reprenant l'idée et quelques détails (une crémation, le garage qui sert de garde meubles), Chaplin
en fait un personnage moins sombre, moins sordide, presque attachant.
C'est un esthète cultivé, charmeur et incroyablement séduisant,
probablement beaucoup plus que le vrai Landru. Infiniment plus
dangereux, ses cibles sont donc exclusivement des femmes riches. Comme
le dit l'introduction du film, soumis au chômage après trente ans de
bons services dans la banque, cette activité n'a rien de morbide mais
doit être comprise comme purement commerciale.
Le film est le récit d'une tranche de vie d'un personnage, décédé au moment où il commence. Il nous propose un héros (au sens moderne du terme)
qui n'est pas un modèle. Mais, tout comme sa disparition expie, son
ambiguïté captive. Calculateur, adroit, déterminé, il est, dans le même
temps, capable de maladresse et de sentiments. Décidé à expérimenter un
nouveau poison, il attire chez lui une jeune femme désespérée qui lit
Schopenhauer* et s'apprête à lui faire boire son funeste breuvage. Mais
lorsqu'il découvre certains points communs entre eux et qu'elle lui
déclare, enflammée, qu'elle est capable de tuer par amour, il renonce à
son plan et l'aide en lui donnant de l'argent.
Le dialogue (partiellement français) est essentiel dans Monsieur Verdoux. D'abord, parce qu'elle donne un relief particulier au personnage principal qui est un "beau parleur".
Ensuite,
parce que, précisément, les sentiments peuvent alterner très vite dans
une même séquence, et l'expression du visage, notamment du regard, ne
suffit plus (remarquable scène qui mêle le parlant au muet chez la fleuriste). Hostile au parlant à son apparition, Chaplin
opère une fantastique conversion et en fait un des atouts du film. La
comédie n'est pas oubliée, centrée sur les scènes qui réunissent M. Verdoux et Annabella Bonheur (Martha Raye)
et, brièvement et paradoxalement, dans le prétoire à la fin du film. Il
faut, également, souligner la grande qualité et unité visuelle du film,
ce qui n'était pas un élément primordial dans les précédentes
réalisations. Enfin, autre aspect notoire, l'auteur n'a visiblement pas
fait le deuil de la Seconde Guerre mondiale (des images d'archives sont montées dans le film) et en fait un argument de sa démonstration, résumée dans la réplique en exergue. Elle donne aussi du sens (prophétique ?) à l'énigmatique "Je vous verrais très, très bientôt" lancé au public et à ses juges par M. Verdoux pendant le procès. L'espoir qui clôt The Great Dictator n'est plus de mise ; Chaplin a basculé vers le cynisme et le pessimisme.
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*au risque de caricaturer, le père du pessimiste en philosophie.
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