Marius

"Quand je vais sur la jetée, que je regarde le bout du ciel, hé... Je suis déjà de l'autre côté."

Cette trilogie est un pur joyau du patrimoine culturel français et du cinéma (tout court !). Avec elle, Marcel Pagnol fait de Marseille le centre du monde. Et les Marseillais la considèrent, ni plus, ni moins, comme LE film. Avant d'être adaptés au cinéma, les deux premiers volets ont été des pièces de théâtre (écrit en même temps que "Topaze", "Marius" est imaginé pour être donnée à l'Alcazar de Marseille, parce que trop "local" ; la première a pourtant lieu en mars 1929 au Théâtre de Paris et devient un authentique succès). 

La distribution sera reprise pour le film, à l'exception de Pierre Asso qui jouait le personnage de M. Brun. Initialement, Raimu devait incarner Honoré Panisse, mais, face à la tonitruante opposition de l'acteur*, Pagnol s'incline et étoffe le rôle de César. Pierre Blanchar, choisi pour être Marius, tergiverse et devient indisponible lorsque débutent les répétitions. L'alsacien Pierre Fresnay est engagé et convainc rapidement ses partenaires de sa capacité à jouer un personnage marseillais.

Qui ignore l'histoire de Marius ? Ce fils de mastroquet de la Canebière qui rêve, en secret, d'élargir son horizon en embarquant sur un de ces magnifiques trois-mâts qui s'amarrent à quelques mètres du bar de son père. César qui, malgré son apparence fruste et brutale (surtout en paroles), possède un profond amour paternel et une réelle admiration pour son fils. Et, bien sûr, Fanny la passionnée, la généreuse. Car, que l'on ne s'y trompe pas : Marius, malgré ses nombreux personnages masculins hauts en couleur, est un éloge intelligent et délicat de la femme. Si Marius est aveugle (ou plutôt hypermétrope !), ne voyant pas le bel amour que lui offre Fanny (ou incapable d'en être à la hauteur en donnant à son tour) et se méprenant sur la véritable dimension humaine de son père, Fanny, elle, est lucide et noble, dotée d'une beauté intérieure au moins aussi grande que son charme apparent.
Réalisé en cinq semaines par Alexander Korda dans les studios de Joinville, sous la supervision méticuleuse de Pagnol, le film peut apparaître, à certains égards, comme du théâtre filmé : unités (classiques) de lieu, de temps et d'action sont en effet respectées et une mise en scène qui privilégie les dialogues. Mais l'auteur y fait passer un souffle et un relief que l'on ne peut ressentir qu'au cinéma. Il y a d'abord ces superbes séquences de voiliers qui ponctuent le film et qui sont autant d'appels du large pour Marius (et pour le spectateur). Ensuite, il y a cette mobilité qui n'appartient qu'au 7em art qui permet d'être dans la scène et non simplement devant. La caméra "prend du champ" ou, au contraire, "resserre" le plan autour des protagonistes selon les besoins d'intensité dramatique du moment. La lumière, si difficile à maîtriser au théâtre, est ici une alliée "objective" dont la variation subtile est un langage en soi (superbes scènes dans le bar à marins et sur le port). 
Enfin, Marius est un des premiers films parlants. Apparue publiquement en 1927 aux Etats-Unis, utilisée pour la première fois en France en 1929 pour Le Collier de la reine, la technique de sonorisation en est à ses balbutiements. Pagnol innove en choisissant d'y recourir. Il se met, au passage, à dos à la fois ses collègues du théâtre qui s'inquiètent de la concurrence et les cinéastes, dont Pagnol ne faisait pas encore partie, qui, comme Charlie Chaplin par exemple, préfèrent, à cette époque, le muet. Marius est donc, pour cette raison aussi, un tournant et un modèle dans l'histoire du cinéma.
Est-il utile de revenir sur la qualité de la distribution ? Raimu, "le meilleur acteur du cinéma" (dixit Orson Welles), est pro-di-gieux. Après avoir été lancé par Félix Mayol puis Sacha Guitry sur scène, il accède à la gloire grâce à Marius, au théâtre puis au cinéma. De la même manière qu'il saura varier ses rôles, il développe, pour César, une palette riche en nuances. Tour à tour colérique, drôle, tendre, exubérant et pudique à la fois, il est un des rares comédiens à pouvoir "s'approprier" intelligemment un personnage. Fresnay, grand acteur français également, surtout au théâtre, verra sa carrière cinématographique réellement démarrer grâce à ce film. Son registre, plus restreint que celui de son partenaire du film, n'en est pas moins intéressant. Orane Demazis restera, tout au long de sa carrière, marquée par son personnage de Fanny, probablement parce qu'elle lui a beaucoup apporté.
___

*voir l'ouvrage de Pagnol  ",Cinématurgie de Paris : 1939-1966", paru en édition de poche.