vendredi 29 avril 2011

Los Ojos de Julia (les yeux de julia)


"¿Y si el universo se ha apagado?"

 - film - 57325_4
Le cinéma de genre ibérique (en particulier fantastic-horrifique) semble avoir trouvé, avec le nouveau siècle, une verve au moins comparable à son équivalent asiatique. A la lisière incertaine de ces catégories spécifiques, Los Ojos de Julia joue d'avantage dans le registre du thriller psychologico-criminel. Promu par Joaquín Padro, Guillermo del Toro et Mar Targarona, trois des parrains d'El Orfanato, le second long métrage de Guillem Morales ne se révèle peut-être pas aussi enthousiasmant que certains des désormais réputées productions nationales qui l'ont précédé, mais il fait montre de qualités susceptibles de lui attirer la prudente attention des amateurs. Ainsi que des admirateurs de la Madrilène Belén Rueda, l'interprète principale après avoir notamment été celle du film de Juan Antonio Bayona.
 - film - 57325_13
Accablée par une présence muette et apparemment invisible, Sara Levin fait mine de mettre fin à ses jours par pendaison dans la cave de sa maison. Après avoir renversé le tabouret sur lequel se tient la jeune femme aveugle, un homme la photographie au flash. Puis une coupure d'électricité plonge le lotissement dans l'obscurité de cette nuit orageuse. Au même moment, Julia est victime d'un malaise dans l'observatoire astronomique où elle travaille. Mue par un pressentiment, elle décide d'aller aussitôt chez sa sœur jumelle perdue de vue depuis six mois, accompagnée par son époux Isaac. Ce dernier découvre le cadavre de la présumée suicidée, thèse retenue par l'inspecteur Dimas mais que conteste Julia, souffrant également d'une dégénérescence oculaire progressive moins avancée mais accentuée par le stress, en raison d'éléments étranges et inexpliqués. Grâce à l'information obtenue auprès de Mme Soledad, une voisine atteinte aussi de cécité, Julia se rend au Centre Baumann où Sara fréquentait un groupe de femmes aveugles. Elle y apprend d'abord à l'insu de celles-ci que Sara entretenait une relation secrète avec un homme qu'elle avait emmené à Bellavista. Tapi dans l'obscurité, un homme a entendu cet échange avant d'être découvert et de s'enfuir, poursuivi en vain par Julia.
 - film - 57325_12
Si la parenté avec El Habitante incierto ne peut être contestée, Los Ojos de Julia butte d'emblée sur l'écueil de son scénario. Touffue, voire volontiers tortueuse et elliptique, la narration (bien moins lisible que celle de l'archétypal Wait Until Dark de Terence Young) prend à plusieurs reprises le risque du décrochage. Le soin appliqué dans la réalisation, quelques trouvailles visuelles, l'atmosphère et la persistance de la tension dramatique réussissent à le prévenir. Sensible, l'influence hitchcockienne (surtout à travers Rear Window) n'empêche cependant le Barcelonais Guillem Morales d'apporter à son film une louable singularité, lui donnant sans doute plus de relief que Blink de Michael Apted ou Jian gui des frères hong-kongais Pang. L'énergique conviction de Belén Rueda, sur laquelle repose Los Ojos de Julia, achève d'emporter notre relative mais effective(-affective) adhésion.

mercredi 13 avril 2011

Ich will doch nur, daß ihr mich liebt (je veux seulement que vous m'aimiez)


"Pourquoi tu n'aurais pas ce qu'ont tous les autres ?"

 - film - 62749_9
Initiée sur de solides bases, la collaboration entre Rainer Werner Fassbinder et le producteur Peter Märthesheimer se poursuit d'abord à la télévision. Succédant aux drames romanesques Martha et Angst vor der Angst(1), Ich will doch nur, daß ihr mich liebt (où la peur tient également une place décisive) s'ancre plus volontiers dans une réalité contingente. Celle des révélations de détenus recueillies par Klaus Antes et Christiane Erhardt dans leur ouvrage "Lebenslänglich, Protokolle aus der Haft" paru en 1972. Dans un contexte(2) d'instabilité politique, d'enrayement de la croissance économique et d'ouverture du procès du groupe Baader-Meinhof, le cinéaste bavarois nous offre cet étrange récit, dûment circonstancié, d'une "déviance ordinaire" incarnée avec à la fois naturel et complexité par l'étonnant Vitus Zeplichal.
 - film - 62749_14
Maçon, Peter Trepper avait accepté de construire seul, sur son temps libre, la maison que ses aisés parents comptaient habiter une fois leur retraite prise. Le soir, il remplaçait aussi parfois son père derrière le bar du café dont celui-ci était le propriétaire. Lorsqu'il était enfant, Peter avait été sévèrement battu pour avoir volé des fleurs du jardin de la voisine Mme Emmerich et menti en offrant le bouquet à sa mère. Dans la cellule où il purge une peine pour l'homicide commis sur un commerçant, Peter évoque cette douloureuse expérience, la relation avec ses parents à une femme venue l'interroger. Il se remémore ses retrouvailles avec Erika Theiss, leur mariage. L'idée du départ à Munich pour y trouver un travail afin de ne pas être à la charge de son père. Son engagement dans une entreprise du bâtiment, sa première visite à la grand-mère d'Erika, l'accueil de son épouse six semaines après leur séparation forcée. Le premier emprunt pour financer l'ameublement de l'appartement loué par le jeune couple.
 - film - 62749_21
Bien qu'il s'agisse d'une adaptation "documentée", Ich will doch nur, daß ihr mich liebt constitue probablement l'une des œuvres les plus personnelles de Rainer Werner Fassbinder. Il est même possible d'y relever quelques éléments d'identification entre le fils de parents divorcés et le personnage central du film, tous deux natifs d'une petite localité de Bavière. Seulement implicite, la narration rétrospective crée chez le spectateur une immédiate (et d'évidence volontaire) confusion. L'inestimable savoir-faire de Fassbinder, chez lequel les situations, cadres et dialogues sont toujours signifiants, consiste notamment à créer du sens à partir d'éléments apparemment épars, allusifs(3) ou symboliques. La crainte et le non-dit conditionnent ce drame (social, psychologique ?) au moins autant que l'exploitation, la dépendance financière et affective, le rôle du père(4), la normativité ou encore le caractère transactionnel des relations humaines. L'Autrichien et presque débutant Vitus Zeplichal savait-il enfin qu'il obtenait là le rôle majeur de sa carrière ?
___
1. tous deux avec Margit Carstensen qui tenait déjà le rôle-titre dans Die bitteren Tränen der Petra von Kant.
2. distingué et influencé également par Die Verlorene Ehre der Katharina Blum oder de Volker Schlöndorff.
3. une phrase interrompue, prononcée par "Vater" dans la première séquence ayant pour décor le café paternel, se révèle à ce titre décisive pour l'appréhension des enjeux du drame en gestation. Le "statut" (psychologue, enquêtrice, écrivain...) de la femme à laquelle se confie Peter demeure aussi très longtemps flou.
4. "modèle clinique" de l'Ödipuskomplex freudien ("Totem und Tabu") ; le crime de Peter peut d'ailleurs s'apparenter à un parricide en raison de la ressemblance de la victime au père, motivant sans doute le balbutiement du jeune homme lors de leur première rencontre.




mardi 12 avril 2011

Tango, no me dejes nunca (tango)


"... ¿Cuál es la línea dramática que unifica todo esto?"

 - film - 472_5
Si l'on se réfère à deux des acceptions(1) du terme "magie", Carlos Saura est assurément un magicien. Tango, no me dejes nunca en apporte une preuve supplémentaire et solennelle. Depuis le début des années 1980 et Bodas de sangre, le cinéaste aragonais a pris l'habitude d'explorer au cinéma des espaces de création connexes : musique, danse et théâtre. De l'Espagne à l'Argentine et du flamenco au tango, il n'y a pour ainsi dire qu'un pas. Sorte de recul pratiqué par le peintre pour juger la justesse de composition d'une toile ; mais aussi une manière pour Saura de rendre vivace le lien étroit existant entre les peuples et histoires de ces deux nations. Présenté hors compétition au 51e Festival de Cannes(2), Tango... était sélectionné dans la catégorie "film étranger" des "Golden Globes" et Academt Awards 1999.
 - film - 472_13
Pendant qu'il relit, au soleil levant, le scénario de son drame chorégraphique et musical en préparation, le metteur en scène Mario Suárez ne peut s'empêcher de repenser à sa compagne, la danseuse Laura Fuentes. Il s'imagine même la poignarder tout juste sortie des bras de son partenaire Ernesto Landi. Venue récupérer un bijou, Laura refuse une nouvelle fois de renouer la relation à laquelle elle a mis fin, repoussant énergiquement l'étreinte de son ex-amant, blessé à la jambe par un récent accident de voiture. Mario décide alors de s'installer dans les locaux de production du spectacle pour y suivre les auditions et répétitions menées par le maître de ballet Carlos Nebbia ou l'élaboration des décors. Dans le café musical appartenant à l'homme d'affaires Angelo Larroca, celui-ci apprend à Mario être le principal producteur de son spectacle. Il obtient que sa jeune maîtresse Elena Flores puisse se présenter aux auditions.
 - film - 472_18
Comme dans Carmen, passion et rivalité amoureuse se trouvent au cœur de cette remarquable mise en abyme dans laquelle s'imbriquent également, outre les danseurs, les couples imaginaire-réalité ou passé(3)-présent. Mais bien vite, une impression décisive s'installe : contrairement au contemporain The Tango Lesson, métaphore chorégraphique des rapports de domination signée par la Britannique Sally Potter, le récit de Carlos Saura semble paradoxalement répondre(4) aux (ou rythmer !) danses et musiques rioplatenses (arrangées ou écrites pour ces dernières par Lalo Schifrin qui débuta, rappelons-le, comme pianiste et conseiller d'Astor Piazzolla). Le cinéaste et le directeur de la photographie Vittorio Storaro(5) saisissent avec beaucoup de subtilité et d'originalité (aussi technique) toute la sensualité et la violence potentielles, la rigueur et l'improvisation qui caractérisent le tango. Les acteurs peinent en revanche un peu à porter l'embras(s)ement lyrique à son point culminant. Remarqué notamment chez Fernando E. Solanas (pour lequel il avait été le partenaire de Marie Laforêt dans El Exilio de Gardel: Tangos), Miguel Ángel Solá et la débutante Mía Maestro ne peuvent, dans ce contexte spécifique, lutter face à Juan Carlos Copes et Cecilia Narova pourtant bien moins présents à l'écran.
___
1. ensemble de procédés secrets visant à mystifier un auditoire, impression vive et inexplicable provoquée par la perception de quelque chose.
2. où Vittorio Storaro obtint un "Grand prix technique".
3. le jeune Mario ne vivrait-il pas au cours de deux époques distinctes ? Par ailleurs, les extraits de Tango Bar de John Reinhardt avec Carlos Gardel et de Mercado de abasto de Lucas Demare ancrent le film dans une tradition formelle.
4. paut-être aussi à la question mise en exergue.
5. collaborateur régulier de Bernardo Bertolucci mais également chef-op. d'Apocalypse Now.