mercredi 27 octobre 2004

Duel


Ah, tu veux jouer à un jeu !?
 
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On ne dira jamais à quel point Easy Rider de Dennis Hopper a joué une influence sur ce remarquable "petit film" devenu mythique qu'est Duel. Pas tant sur le plan cinématographique ou thématique (même s'ils sont tous les deux, à leur manière, des road-movies) mais comme la preuve, devenue par la suite une mode, qu'un jeune réalisateur pouvait tourner, avec succès à la clef, à Hollywood. Quand, en 1969, il signe son tout premier contrat de sept ans avec Universal, le "gars (Steven Spielberg) qui traîne dans la maison depuis déjà quelque temps"(1) rêve de mettre en scène, le plus vite possible, son premier long-métrage pour le cinéma. Mais le studio ne s'intéresse, à l'époque, qu'à la télévision. Aussi réalise-t-il six épisodes de séries, dont deux pour The Psychiatrist et le fameux Columbo: Murder by the Book. En 1970, la chaîne ABC lance, afin de satisfaire l'appétit des téléspectateurs pour les films, le "ABC Movie of the Week". Universal juge que Duel, en projet, s'inscrirait parfaitement dans cette case télévisuelle du lundi soir. Mais Spielberg, impatient de sortir du ghetto du petit écran, essaie d'obtenir l'accord de Sid Sheinberg, son mentor producteur, pour qu'il soit diffusé en salles.
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Il existe au moins trois sources sur les origines de l'équipée Spielberg-Duel. La première, celle du réalisateur lui-même, est qu'il a découvert la nouvelle de Richard Matheson, grâce à sa secrétaire Nora Tyson, en parcourant le numéro d'avril 1971 de... "Playboy". Matheson affirme, pour sa part, avoir écrit un scénario, à partir de son court récit tiré d'une expérience personnelle réelle, bien avant sa rencontre avec Spielberg. La dernière source, plus classique et plausible, est que le script, qui faisait déjà le tour des producteurs, aurait été signalé à Spielberg par une personne de son réseau au sein d'Universal, un copain du service courrier. Quelque soit la réalité des faits, le jeune Spielberg s'enthousiasme à la lecture du texte, d'autant qu'il est un fan de l'auteur du scénario original de The Incredible Shrinking Man et de certains épisodes (seize) du fameux The Twilight Zone de Rod Serling.
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Sollicité pour tenir l'un des deux rôles essentiels, celui de David Mann (l'autre étant le camion !), Gregory Peck refuse. George Eckstein réunit les trois cent mille dollars de la production et choisit comme vedette, à la grande déception de Spielberg, malgré ce qu'il affirme dans les suppléments, l'acteur de genre Dennis Weaver, celui de la série Gunsmoke. Ce dernier souhaite que son personnage soit un peu modifié pour qu'il apparaisse moins veule. Il n'obtiendra pas gain de cause, Spielberg jouant intelligemment sur la fragilité que d'autres réalisateurs ont utilisée pour en faire un personnage peu reluisant, un perdant frustré, humilié et pathétique. Pour insister sur cet anonymat, le film débute avec une séquence de près de dix minutes d'une volontaire profonde banalité et, hormis le son de la radio, totalement muette. Une manière de dire, d'emblée, que cette aventure pourrait arriver à n'importe qui. Et Dave Mann est n'importe qui. Cette scène fait partie des quatre(2) qui ont été écrites et ajoutées par Eckstein pour donner au film un minutage nécessaire à son exploitation en salles. Désavouées par Spielberg, elles donnent pourtant un éclairage intéressant sur la sphère et la psychologie du personnage(3). Et certaines d'entre elles développent un thème cher au réalisateur, celui de la dévirilisation du père.
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Paradoxalement, Spielberg profite de la faiblesse des moyens accordés au film. Il exploite notamment le fait que le compositeur Billy Goldenberg et le cadreur Jack A. Marta soient des contractuels Universal pour prendre le contrôle de la caméra et influencer un score qui est un hommage manifeste à celui de Bernard Herrmann pour Psycho. Il bénéficie aussi du talent d'un autre employé du studio, Carey Loftin, connu pour ses collaborations avec Abbott et sa spectaculaire participation à Bullitt, qui se charge des cascades. C'est lui qui présente au réalisateur un échantillon de camions-citerne. Spielberg, qui est indifférent au glamour, même pour ses acteurs (quoiqu'il ait un peu changé ces dernières années), choisit le dernier de la sélection, le plus vieux et moche, un Peterbilt de la fin des années 1940, muni de dix-huit roues, sale, rouillé et déglingué. Excellent choix, car le véhicule a une allure démoniaque et, argument décisif, a la particularité de masquer le conducteur.
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Duel est soigneusement préparé grâce à un story-board complet, bande dessinée de près de quarante mètres de long. Pour le réalisme, il est tourné entièrement en décors naturels, à une centaine de kilomètres de Los Angeles, en bordure du désert Mojave. Un repérage minutieux des lieux est opéré, Spielberg plantant des pieux dans le sol aux endroits où commenceront et finiront les cascades et où seront placées les trois caméras. Le tournage prend deux jours de plus que le planning initial de dix jours, le budget est en dépassement d'un peu plus de 40% et le montage est confié à quatre techniciens qui ne disposent que de trois semaines avant la date prévue de diffusion. Barry Diller, le vice-président d'ABC chargé de la programmation des longs métrages (il dirigera par la suite la Twentieth Century-Fox), déclare après avoir vu un bout à bout du film : "Ce gars-là va très vite quitter la télé, parce que son travail est remarquable." Pronostic pertinent ! Diffusé le 13 novembre 1971, Duel fera une impression durable auprès des téléspectateurs qui ont eu la chance de le voir ce jour là, dont certains ne sont pas des inconnus(4), et chez ceux qui le verront ensuite. Si les américains s'attachent au sens symbolique du film, les européens s'intéresseront davantage à sa prouesse technique. Le film, rallongé, sort en salles à Londres en octobre 1972. Malgré sa distribution un peu étroite, hors West End, le futur "Grand prix" du Festival du film fantastique d'Avoriaz de 1973 fait dire à David Lean, une des idoles de Spielberg : "A l'évidence, il s'agit là d'un nouveau réalisateur très doué." Consécration suprême pour un jeune réalisateur promis, effectivement, à un bel avenir.
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1. selon l'expression de Chuck Silver, archiviste du studio.
2. la conversation téléphonique avec Mrs Mann, la tentative du camion de pousser la voiture contre un train de marchandises et l'épisode du car scolaire s'ajoutent à celle déjà évoquée.
3. je suis plutôt du côté de Crego, dont je regrette l'absence dans les forums, dans la perception de la scène du coup de fil en PCV. Et, contrairement à notre ami cinéphile Jarriq, il y a une réelle recherche, notamment visuelle : le fait que ce soit un appel en PCV justement (c'est madame qui va permettre le dialogue), le pied faussement viril sur la table, le personnage de la vielle dame ou la vision, pas innocente, à travers le hublot de la machine à laver, pour ne citer que quelques exemples.
4. George Lucas raconte : "J'avais croisé Spielberg dans les festivals au début des années 1960, mais ce n'est qu'en 1971 que je l'ai vraiment remarqué. J'étais à une soirée chez Francis Ford Coppola et Duel passait à la télévision. Comme j'avais rencontré Spielberg, j'étais curieux de voir ce film, alors je suis monté discrètement à l'étage pour en regarder dix ou quinze minutes, mais je n'ai pas pu m'en décoller avant la fin… Je me suis dit que ce type était très fort, et qu'il gagnait à être connu."

Anecdotes :
. Dans la seconde moitié du film, David Mann croit apercevoir un véhicule de police garé sur le côté de la route. Il se dirige vers lui pour se rendre compte qu'il s'agit d'une voiture publicitaire pour un pesticide nommé Grebleips… Spielberg à l'envers.

. Quand Carey Loftin, le cascadeur qui pilote le camion, a demandé à Spielberg quelle était la motivation du camionneur pour agresser le conducteur de la voiture (une Valiant Plymouth 1970 immatriculée en Californie sous le numéro 149 PCE), celui-ci lui a répondu : ''Tu es un sale type, un pourri, un enf..ré de fils de p.te." Ce à quoi Loftin a répondu : "Mon garçon, tu as choisi la bonne personne."


A Decade Under the Influence (une décennie sous influence)



"On n'est pas beaux comme eux, mais on est sacrément intéressants.

On étaient intéressants parce qu'on était sincères." (Bruce Dern)

Brillante idée que celle de réaliser un documentaire sur le cinéma américain des années 1970. Cette décennie est, en effet, l'une des plus riches et les plus intéressantes de l'histoire moderne du Septième art. Ce sont Ted Demme, le regretté réalisateur de Beautiful Girls et de Blow, et Richard LaGravenese, le scénariste de The Fisher King et de The Bridges of Madison County, qui s'y collent. Les deux hommes ont déjà travaillé ensemble sur The Ref et Richard LaGravenese a tenu un tout petit rôle d'inspecteur dans Blow. La méthode utilisée, classique, qui mêle des extraits d'interviews de cinéastes avec des images de films et d'archives d'actualité réussit toutefois à mettre en évidence les caractéristiques spécifiques du cinéma de cette époque, ses forces et ses faiblesses.
Ce nouveau cinéma est bâti sur les décombres du système des studios hollywoodiens, dont certains ont disparus et d'autres sont sortis fragilisés de productions ambitieuses mais hasardeuses (le documentaire ouvre, symboliquement, sur des images de la première d'Hello, Dolly!), grandes maisons ayant perdu leur fondateur, les derniers tycoons Jack L. Warner, Louis B. Mayer et Darryl F. Zanuck. Les films des Schrader, Altman, Pollack et Coppola, entre autres, vont s'adresser d'abord au cerveau plus qu'au coeur du public. Celui-ci, à l'image du contexte économique, politique (Viêt-nam et Watergate), social et artistique, a changé et ses attentes en matière de spectacles aussi. L'égotisme n'a plus cours parmi les créateurs de cinéma, lesquels vont désormais, pour certains d'entre eux, chercher leurs sources d'influence de l'autre côté de l'Atlantique ou du Pacifique. Cette nouvelle orientation va permettre aux films de cette décennie d'être d'une grande diversité, favorisée également par l'essor de la production indépendante. Les rôles respectifs de Roger Corman et de l'American International Pictures (AIP) dans le domaine du financement et de John Cassavetes dans celui de la mise en scène sont rappelés.
Easy Rider et Midnight Cowboy ouvrent de nouveaux horizons, d'abord par l'éclosion de jeunes réalisateurs, mais aussi sur le plan thématique, avec la mise en avant d'une population encore inconnue au cinéma, celle des marginaux. Violence, sexe, drogue et vulgarité font leur massive apparition en même temps qu'une nouvelle génération d'acteurs, moins glamoureuse, se révèle. La représentation de l'armée, une institution traditionnellement intouchable, et de la guerre en subira également les effets. Il est amusant de constater, aujourd'hui, que parmi Patton, Tora! Tora! Tora! et M.A.S.H., créés pratiquement en même temps, le plus important des trois n'est pas celui sur lequel on aurait parié à l'époque. The Godfather et The Exorcist, dans des genres et des styles très différents, marquent profondément cette période. Ils restent des oeuvres d'auteur mais renouent avec des budgets colossaux que seuls les studios (resp. Paramount et Warner) peuvent apporter.
Les années 1970 voient aussi le début du combat féministe organisé. Au cinéma, Scorsese met Ellen Burstyn en vedette dans Alice Doesn't Live Here Anymore, un film en nette rupture avec l'image classique de la femme et Jane Fonda endosse son costume de suffragette moderne, tant à l'écran que sur la scène politique. Mais avec sa noirceur, son trouble et son défaitisme, la production de cette époque porte en elle le ferment qui va permettre au cinéma de pur divertissement d'éclore et de prendre sa place. Avec lui, la dimension artistique devient moins importante que la rentabilité de l'investissement ; le film est avant tout un produit commercial que l'on va essayer de vendre plusieurs fois, en tournant des suites et en lui associant des produits dérivés.
L'intérêt majeur de A Decade under The Influence est de remettre en perspective, et en images, grâce à des commentaires souvent pertinents, voire percutants (notamment ceux de Pollack, Friedkin, Scorsese, Coppola, Robert Towne, ou encore Bruce Dern), le cinéma de cette époque charnière. Il atteint pleinement son objectif, celui de donner envie de voir ou de revoir ces films.